Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 27.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de gigantesques emprunts lui ont donné les capitaux nécessaires à la création des grandes industries : c’est le sens et la raison d’être de la politique pratiquée par M. Witte. Certes, la marche des Russes à travers l’Asie a été guidée, à ses débuts surtout, par d’autres préoccupations ; mais la fièvre des affaires n’a pas épargné l’immuable empire, elle l’a jeté dans les entreprises hasardeuses : chemins de fer en Mandchourie, forêts du Yalou, port de commerce de Dalny ; l’expansion russe, en ces dernières années surtout, a participé du caractère mercantile et capitaliste de l’impérialisme européen ; elle a été inspirée et dirigée par les banquiers et les hommes d’affaires plus que par les marins et les militaires : à eux revient, pour une forte part, la responsabilité de la guerre ; la Russie paye aujourd’hui bien cher la faute d’avoir rompu avec ses méthodes traditionnelles de pénétration pacifique et d’infiltration lente. Sans doute, les phénomènes de la vie sont complexes et il y a, dans l’expansion européenne, d’autres élémens que le facteur économique et financier, mais c’est celui-là qui, partout, reste prédominant : au sens où M. Paul Hervieu a illustré le mot, il en est l’armature.

Les nations européennes se sont prises parfois à douter de la légitimité de leur œuvre d’expansion ; elles ont senti le besoin de justifier à leurs propres yeux ce que les pratiques de la conquête et de la colonisation eurent souvent de brutal et de spoliatoire, et de mettre les pires abus de l’impérialisme mercantile sous le couvert d’un idéal bienfaisant et désintéressé ; pour apaiser leurs scrupules, elles ont proclamé qu’elles travaillaient au « progrès de la civilisation. » Nous touchons ici à une conception qui, au XIXe siècle, a été l’illusion maîtresse de l’Europe. Elle a confondu la « civilisation » avec ce qui n’en est que le vêtement extérieur, le « progrès » avec ce qui n’en est que l’un des facteurs matériels ; elle a apporté à tous les peuples de la terre l’outillage scientifique de la vie moderne et elle a cru que les âmes de ces sociétés si différentes des nôtres se trouveraient changées du même coup ; en vendant ses outils et ses machines, elle a cru propager sa « civilisation. » Dans l’orgueil de leurs triomphes, la science et l’industrie revendiquaient la royauté du siècle et n’apercevaient ni une limite à leur essor, ni un terme au progrès humain ; elles s’identifiaient elles-mêmes avec la « civilisation. » C’était le temps où la bourgeoisie enrichie