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une ère nouvelle de l’histoire du monde, et vous pourrez dire : j’y étais. » Quand les historiens de l’avenir voudront fixer à un grand événement la fin du XIXe siècle et le commencement du XXe, c’est sans doute la prise de Port-Arthur qu’ils choisiront ; de ce point, comme de la ligne de faîte qui sépare les vallées de deux grands cours d’eau, ils montreront d’un côté le grandiose essor de la conquête européenne, de l’autre ils auront à décrire les réactions nationales, l’émancipation des peuples d’Asie et d’Afrique, l’Europe expropriée de ses sciences, de ses méthodes, de ses industries, vaincue par ses propres armes et peu à peu refoulée dans son antique domaine.


I

A peine connu, il y a vingt ans, de quelques marins, de quelques consuls ou de quelques missionnaires, familiers avec l’Extrême-Orient, Port-Arthur, brusquement, vers 1890, entre dans l’histoire ; Li-Hung-Chang en fortifie les abords pour en faire la citadelle avancée de la puissance chinoise, la gardienne, en face de Wei-hai-wei, de l’entrée du golfe de Pékin, le port d’attache et l’arsenal de l’escadre chinoise du Nord. Survient la guerre de 1894 : Port-Arthur, enlevé d’assaut par les fantassins du général Oyama, apprend au monde étonné la valeur militaire des armées nippones ; premier objectif de l’état-major japonais, il devient ensuite sa base d’opérations pour la marche offensive sur Pékin. La chute d’une position militaire si forte et si avantageuse aux mains d’un peuple dont les victoires venaient de révéler l’énergie et la vitalité, éveille l’inquiétude des puissances européennes, détermine leur intervention et dicte à trois d’entre elles le « conseil amical » du 23 avril 1895 ; les Japonais se résignent à renoncer à une proie longuement convoitée et chèrement achetée ; victorieuses sans combat, les trois puissances proclament la doctrine de l’intégrité de l’empire chinois. Ainsi, dès que les mers orientales deviennent le théâtre des grands événemens de l’histoire, Port-Arthur prend pied d’emblée dans la célébrité et joue un premier rôle ; la résonance française de son nom, parmi tant de vocables barbares, l’impose aux imaginations et l’incruste dans les mémoires. Il devient, avant même d’être occupé par une puissance européenne, comme le signe visible de la suprématie définitive de l’Europe sur les pays d’Extrême-Orient.