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inconsciemment, sans qu’il puisse se rendre compte des réflexions qui l’ont accompagné. Et Schiller, lui, est essentiellement un esprit « réfléchi. » Chez lui et chez les autres, toujours il se rend compte des motifs qui amènent le passage de l’observation à la création. Son génie, de trempe moins forte que celui de son ami, est toujours plus complexe, ou si l’on veut, plus simple : et les diverses phases du travail artistique s’y effectuent plus lentement, par des degrés plus nettement perçus. De telle sorte qu’il raisonne plus que Goethe, et souvent mieux, et que sur lui-même et sur Goethe, il nous renseigne plus complètement. Les dons natifs de son cerveau, aussi bien que ceux de son cœur, lui permettent d’introduire dans ses lettres tout ce que nous aimons à retrouver dans les lettres d’un artiste : un abandon complet de soi, une admirable diversité de matière, et des aperçus nombreux sur ce qu’on pourrait appeler l’envers de la création poétique, sur les théories et les argumens qui ont aidé à la naissance de belles œuvres d’art. Oui certes, à supposer même que les ballades et les tragédies de Schiller dussent, un jour, périr, la Correspondance de Schiller avec Gœthe est assurée de vivre aussi longtemps que vivront les lettres allemandes.


Et je ne saurais assez dire quel précieux surcroît d’intérêt la préface de M. Chamberlain est encore venue ajouter à la réédition de cette Correspondance. Avec son tact et sa finesse ordinaires, l’éminent biographe de Richard Wagner s’est gardé de joindre au texte même des lettres de Schiller et de Goethe un commentaire dont elles n’avaient nul besoin. Ayant à nous les présenter, il s’est borné à nous indiquer les conditions où elles se sont produites, et à nous instruire de l’état d’esprit des deux correspondans au moment où ils se sont écrit les premières d’entre elles ; après quoi, il a simplement essayé de nous faire voir, en quelques pages, l’influence réciproque de ce long échange d’idées sur Schiller et sur Gœthe. Mais il a mis à cette tâche une science si sûre et une pénétration si entière, il y a mis aussi une si profonde sympathie pour les deux poètes, que son étude éclaire véritablement d’un jour nouveau le merveilleux monument littéraire qui la suit. Par-delà les lettres de Gœthe et de Schiller, elle nous fait entrer jusqu’au fond de leur âme. Et jamais, je crois, personne ne nous a si clairement montré comment et pourquoi, avec une opposition absolue d’aspirations comme d’aptitudes, ces deux grandes âmes ont cependant un droit égal à nous être chères.

Lorsque Schiller et Gœthe se sont rencontrés pour la première