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suis en train, et je tiens mon sujet ! » écrivait-il à Goethe, le 27 mars 1805. Ses anciens amis, en le voyant, ne le reconnaissaient plus, tant la conscience de son pouvoir nouveau l’avait transfiguré. « Oh ! comme il est affectueux, et bon, et comme il est heureux ! — disait de lui le jeune Henri Voss, en février 1804. — Depuis que la santé lui est revenue, il n’aperçoit dans la vie rien que gaieté. » Dans les premiers jours de mars 1805, le même Voss l’avait retrouvé au sortir d’une nouvelle bronchite. « Combien Schiller était joyeux, tout à l’heure, lorsque pour la première fois j’ai pu l’emmener en promenade avec moi ! Dans les arbres dénudés il ne voulait voir que le printemps prochain. Le printemps ! il fondait sur lui des projets de voyages, — et il me racontait ces voyages, — des projets de santé, des projets d’œuvres qu’il avait encore à créer. » Et c’est le même Henri Voss, le fils du traducteur de l’Iliade, qui, quelques semaines plus tard, il y a tout juste cent ans, décrivait à ses parens les affreuses et pitoyables scènes que voici :


Le dimanche 28 avril, douze jours avant sa mort, Schiller est encore allé à la Cour. Je l’ai aidé à s’habiller, et me suis bien réjoui de son apparence de santé, comme aussi de l’imposante figure qu’il faisait, dans son gala vert. Deux jours après, il est allé au théâtre. Mais lorsque, à la fin de la pièce, suivant mon habitude, je suis monté dans sa loge pour le ramener chez lui, il avait une fièvre si forte qu’il claquait des dénis. Sitôt rentré, il s’est fait préparer un punch, ainsi qu’il le faisait d’ordinaire pour se réconforter. Le lendemain matin, jeudi, je l’ai trouvé étendu sur son sofa, dans un état de demi-sommeil. « Me voici de nouveau couché ! » me dit-il, d’une voix toute creuse. Ses enfans sont venus l’embrasser : mais il ne leur a montré aucune sympathie, n’a manifesté aucun signe de remerciement. Le 5 mai, en le revoyant, j’ai senti qu’il était perdu. Ses yeux étaient très enfoncés dans la tête, et tous ses nerfs tremblaient convulsivement, La servante ayant apporté des citrons, il en a saisi un, comme pour en boire le jus, mais l’a aussitôt laissé retomber sur la table. Le soir, il a eu le délire, qui ne l’a point quitté durant vingt-quatre heures. Quand il a repris conscience, il a demandé qu’on lui amenât son dernier enfant (la petite Emilie, qui avait alors un peu moins d’un an). Il a tourné la tête vers l’enfant, lui a pris la main, et s’est mis à le considérer avec une expression de tristesse vraiment indicible. Et puis, il a commencé à pleurer amèrement, s’est caché la tête dans l’oreiller, et a fait signe qu’on emmenât la petite…

La dernière nuit, il s’est encore relevé dans son lit, et a parlé avec une force d’esprit singulière, entre autres choses d’un prochain voyage de sa femme aux eaux. Vers dix heures du matin, après un court sommeil, il a de nouveau déliré, puis est encore revenu à lui, et a paru reprendre des forces. A quatre heures de l’après-midi, il a demandé de la naphte ; mais la dernière syllabe du mot a expiré dans sa bouche. Il a essayé d’écrire, mais n’a