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vous voudriez choisir seraient une chose charmante. » Pourquoi Mme Récamier ne se peindrait-elle pas elle-même pour la postérité et ne ferait-elle pas ce que Mme de Staël a fait dans Corinne ? Pourquoi, sinon parce qu’il manquait à Mme Récamier les idées et l’imagination de son amie ? Au moins Ballanche avait-il obtenu qu’elle s’essayât à une traduction de Pétrarque, et il l’engageait à ne se point rebuter des premières difficultés. Comment la langue française ne se fût-elle pas montrée docile aux volontés d’une si belle personne ? « J’en suis convaincu, la langue française finira par vous obéir, elle ne pourra résister au charme de vos pensées et de vos sentimens. Ensuite elle sera tout heureuse et toute fière d’avoir cédé à une si douce magie. » Ce sont galanteries de collège ; même quand il est délicieux, Ballanche reste un peu ridicule.

De même il y a chez lui un singulier mélange de modestie et de confiance en soi. Il se persuade de bonne foi que son Antigone a tranché la question du poème en prose qui, après Télémaque et les Martyrs, était encore pendante. Il croit non seulement à la diffusion de ses idées sociales, mais à la célébrité de son nom : « Mon nom est bien plus connu qu’il ne le paraît en effet ; et Nodier me disait hier qu’avant deux ans ce serait un des noms les plus populaires de France. » Cela n’empêche pas qu’il ne se juge à sa vraie valeur ; il sait qu’il lui manque quelque chose, un certain degré de vigueur, d’éclat, de maîtrise pour atteindre au premier rang : le jour où l’Académie songe à lui, pour l’opposer à Victor Hugo, il est homme à refuser un honneur dont il sent toute l’indignité, et dans des termes qui, à force de simplicité, deviennent éloquens.

Si Ballanche n’arrive jamais à se débrouiller complètement, c’est peut-être qu’il avait en réalité une nature fort complexe. Tout rêveur qu’il fût, il n’en était pas moins à l’occasion un observateur perspicace et même narquois : sa douceur s’aiguisait de finesse et d’ironie. Nul n’a mieux vu et n’a souligné d’un trait plus juste, en même temps que plus discret, les défauts du caractère de Chateaubriand. Lorsque celui-ci apparut dans la vie de Mme Récamier, Ballanche, on le devine, avait été de ceux qui avaient le plus souffert. Il avait songé d’abord à s’effacer. Il était resté. Il avait été le témoin des dernières agitations et ambitions de Chateaubriand et il les avait doucement raillées. Il n’était pas dupe des attitudes désespérées que René aimait à affecter et il avertissait son amie de ne pas s’émouvoir outre mesure de ses déclamations mélancoliques : « Il est préservé de l’intensité des émotions par sa grande mobilité. S’il