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est, il a du mérite et de l’émotion. Je l’ai ponctué d’un bout à l’autre. Ta ponctuation est généralement intelligente ; mais il y a des étrangetés qu’il faut perdre, comme de mettre — au lieu de… Cette barre ne s’emploie qu’à la place de l’ancienne parenthèse, dont on ne se sert plus. Mais il faut en être économe, car tout ce qui impatiente l’œil impatiente l’esprit. Tu emploies trop le car. C’est lourd. La conclusion est bien meilleure…


Abrégeons, car le zèle de détail auquel la mère se livre dans l’intérêt de sa fille, a de quoi confondre le lecteur, même celui qui n’a pas été prévenu, par l’article d’Henry Fouquier, que Solange « avait l’ambition de se faire une place parmi les écrivains, » mais que sa mère la « découragea. » George Sand lut et critiqua de même façon les deux « morts » de Bruneau, les deux versions de la Préface, etc. Bref, rhabillé et refaçonné sur toutes les coutures, Jacques Bruneau faisait son apparition, devant le public, dans le mois de décembre, sous la forme du feuilleton. Il obtenait un premier succès de curiosité et d’estime. Ce succès se confirmait quand Michel Lévy le publiait en volume, quelques mois plus tard. Cependant Solange ne s’en faisait pas accroire. Et comme le goût, chez elle, était supérieur au talent, ses défauts lui sautèrent aux yeux dès qu’elle les vit imprimés. De là cette charmante lettre, qui est de son meilleur cru :


Cannes, 14 janvier 1870.


Ma chère mignonne,

Depuis que je me suis vue imprimée, le défaut m’a sauté aux yeux et me les crève. Mazette ! le style n’est pas fort ! Et le plus fâcheux, c’est que les parties les plus travaillées sont les plus mauvaises. Je ne le dirai à personne ; il y a assez de gens pour vous démolir sans qu’on mette soi-même la main à l’œuvre. Je constate avec tristesse et déplore le fait. Tout ce que tu m’as dit là-dessus, l’été dernier, est très juste. Je ne l’avais pas assez bien compris alors. Les flatteurs (toute femme a les siens), et les indulgens (le bienveillant Sainte-Beuve en tête), ayant loué des épîtres écrites au courant de la plume, Sainte-Beuve me disait : « Vous avez la grâce et le trait. Si vous prenez un pion, vous perdrez ces qualités pour ne rien acquérir de plus. » Sur une page de moi qu’un ami moins complaisant avait corrigée, il écrivit en marge : « Toutes ces corrections sont absurdes ! C’est ainsi qu’on ôte au style le premier jet, le naturel et l’abandon. » Et il me dit : « C’est comme cela que Planche se mêlait de corriger votre mère ! Et elle le laissait faire ! » Il aimait tant les femmes[1], ce spirituel Sainte-Beuve, qu’il lui était impossible de leur parler autrement qu’avec grâce. Le moyen de dire à une dame qui vient vous voir : « Madame, vous écrivez comme un petit cochon ! »

  1. Rappelons que Sainte-Beuve venait de mourir, le 13 octobre 1869.