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ennemis ce qu’on peut blâmer chez Richelieu, Robespierre ou Denys le Tyran. Si vous dites : Je viens de lire un roman de Th. Gautier sur l’Égypte, qui m’a beaucoup intéressé, il s’écrie : « Parbleu, je crois bien ! c’est moi qui l’ai fait. » Un autre, à propos de Chateaubriand, émet une opinion sur le monde ; Feydeau lui coupe la parole de cette manière : « Ah ! c’est très juste ce que vous dites là ! ainsi, moi, je… » ou bien : « Oh ! vous êtes dans l’erreur ; car, moi je… »

C’est un ouragan de personnalité que cet homme. Il n’a pas d’esprit ; car c’est en manquer totalement que de toujours parler de soi. La seule vraie marque d’intelligence qu’il ait donnée pendant les deux ou trois heures que j’ai passées en sa compagnie, c’est son admiration pour toi. Il dit avoir reçu quatre ou cinq lettres de toi. Il les sait par cœur, vous les cite, vous les lit (il les a dans sa poche), il arrête les passans pour leur dire : « Voyez, je suis un grand homme ; George Sand le pense et me l’a écrit ici, voyez, regardez, lisez, écoutez ! »

Il est bruyant, fatigant, vantard. Et cependant Sainte-Beuve, l’homme calme, bien élevé, modeste et raisonnable par excellence, l’aime ! arrangez cela !

Le Feydeau a de bonnes naïvetés, par instans. Il dit : « Mme Sand m’a engagé à l’aller voir à Nohant ; mais je ne puis maintenant. Quelqu’un se meurt chez moi (c’est sa femme). » Puis, il ajoute, après un silence et un regard convenable vers le plafond : « Est-ce qu’on peut aller en hiver à Nohant ? Je serai libre au mois de décembre ou de janvier. »

Il n’y a sortes de questions qu’il ne m’ait faites sur toi : sur ton caractère, ta personne, tes habitudes, tes manuscrits. Il m’impatientait tant, que j’ai fini par lui répondre : « Ce qu’il, y a de plus remarquable et de plus beau chez ma mère, ce n’est pas encore ses jolies petites mains ni ses grands yeux noirs : c’est son naturel, sa modestie, et sa simplicité, qui du reste sont le partage du génie et du vrai talent. » Il a compris, et l’inquisition a fini. (9 octobre 1859.)


À ce croquis à l’eau-forte, George Sand répond de son crayon gras et ferme, avec sa manière généreuse :


… Tu peins de main d’artiste l’intérieur de Sainte-Beuve, et tu me rappelles le temps où, quand il venait me voir, je me sentais calmée et réconfortée pour plusieurs jours. C’est que personne ne dit mieux les bonnes choses. Il leur donne une forme agréable et sérieuse en même temps, qui pénètre les cervelles quand elles ne sont point obtuses ; et, la tienne ne l’étant pas, je désire beaucoup qu’il ait sur la vie l’influence qu’il a eue sur la mienne en certaines occasions. Si tu pouvais mettre à la place des relations frivoles dont tu te dis souvent lasse et désabusée des relations utiles à l’âme, tu sortirais de ta chrysalide de paresse, et tu trouverais ton équilibre. Je suis convaincue de la possibilité de l’éclosion ; le papillon ayant beaucoup voltigé et attaqué beaucoup de plantes doit redevenir un très beau et fort papillon, après toutes ces campagnes et métamorphoses. — Tu vas croire, d’après cette jolie comparaison, que je me suis imprégnée d’entomo-