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puis renouveler les forces que la nature va sans doute bientôt me refuser. Je n’ai pas placé un centime, je ne l’ai jamais pu. Il eût fallu me retirer dans un petit coin et vivre absolument seule, n’en jamais sortir, et faire des économies. Il n’a jamais dépendu de moi de régler ainsi mon existence ; et, depuis ton mariage et la révolution de Février, tu sais le changement qui s’est fait dans mes ressources. Tu me demandais conseil l’autre jour à Paris. Je ne pouvais que te rabâcher : Vis de peu, ou apprends à travailler. À tout, tu réponds : C’est impossible. Que veux-tu donc que j’invente pour toi, ma pauvre enfant ? Je ne puis changer les conditions de la vie. Il t’a fallu du luxe. Je t’ai donné, l’un dans l’autre, beaucoup plus du tiers de notre avoir. Il faut bien songer que ton frère doit en avoir autant pour s’établir. Il me restera alors à peine un quart, sur lequel je te ferai encore 2 400 francs. J’ai établi mon bilan dernièrement avec des hommes d’affaires. Si Maurice se marie, il me restera, les impositions payées, 1 000 à 1200 francs de rente. Tu dis à cela que je travaille. Oui. Je travaillerai tant que je pourrai. Mais quand je ne pourrai plus ? Impossible depuis deux ans de vendre autre chose que ce que je produis au jour le jour. En présence des grands événemens qui se produisent et qui causent une crise générale peut-être très longue, et très grave à envisager, je n’ai pas l’espérance de faire une affaire quelconque avec cette propriété littéraire, peut-être considérable un jour comme valeur. Mais quel jour ? quand j’aurai soixante-cinq ou soixante-dix ans ? Tout cela ne m’affecte pas pour moi-même. Le jour où je ne pourrai plus soutenir la vie de Nohant, je trouverai moyen de me passer d’un reste de bien-être. Ce qu’il faut, il le faut, et la plainte ne sert de rien. Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’ouvrirai pas de souscription Lamartine. Ce qui m’afflige et m’abat, c’est de ne pouvoir te faire un meilleur sort. Si tu me le reproches, tu as bien tort. J’en souffre plus que tu ne penses, et, plus je m’en tourmente, moins les forces me reviennent. Le seul conseil que je puisse te donner, c’est d’avoir une forte volonté pour les privations ou pour le travail. Et quand tu dis ça m’ennuie, je n’ai plus rien à dire. La volonté ne se donne pas. Bonsoir, ma mignonne, je ne puis écrire davantage. Je te bige mille fois.


À la date de cette lettre (1859), Solange avait déjà essayé du travail. Mais le grand effort, le saut définitif lui coûtait encore. Elle ne le fera jamais, quoiqu’elle ait produit deux ouvrages, et qu’à une certaine époque, elle ait eu plusieurs autres essais sur le métier. Commencer lui coûtait peu. Mais continuer, mais achever ! Une fois la première fièvre tombée, elle laissait tout languir. C’est que, avec trop de goût naturel pour se satisfaire à bon compte, elle n’eut jamais assez de persévérance pour triompher de toutes les difficultés du métier. « C’est un métier, dit La Bruyère, de faire un livre, comme de faire une pendule. » C’est même un métier que de faire un article ; plus facile d’ailleurs, et auquel une femme vive, spirituelle est vite