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encore une remarque, enveloppée de circonspection. Une fois, après une frasque qui en faisait prévoir une série d’autres, elle lui adressa la grave et forte admonestation que son devoir de mère lui imposait. Ce fut, de sa part, l’avertissement suprême. Après, elle feignit d’ignorer, et détourna la tête. Cette attitude était la seule qui convînt à sa dignité.


… Quant à toi, mauvaise tête, je crois sans peine que tu as des succès de chic et d’originalité, et qu’en ne faisant pas trop de gambades au bord des précipices, tu pourrais à Turin[1], et encore mieux à Florence, où la tolérance est l’âme de la société, nonobstant les cancans, te faire une petite cour comme tu les aimes. Mais je crains pour toi ces brusques fantaisies, qui, je crois, renversent de temps en temps tes édifices, quelque bien construits qu’ils soient selon toi. Je ne sais rien de la véritable vie, et ne veux pas savoir, puisque tes explications aboutissent toujours pour moi à une désapprobation dont tu te fâches et que tu as l’air de ne pas comprendre. Je croyais m’être dix fois bien expliquée sur ce que je crois permis dans ta situation, et non permis dans quelque situation que ce soit. Mais comme je ne veux pas savoir ce qu’on peut dire, et que tu ne me dis que ce que tu veux (quelquefois avec trop d’esprit pour que je comprenne), je suis forcée de m’abstenir de juger. Le jour où tu serais réellement explicite, je te donnerais peut-être une bonne clé pour sortir du labyrinthe où tu te fatigues à chercher. Mais cette clé, voudrais-tu la prendre ? Ce n’est pas sûr.

Ce que je vois, c’est que le milieu que tu t’étais choisi à Paris, et dont tu parlais avec beaucoup de satisfaction et de fierté, t’a ennuyée ou [t’a] manqué tout à coup un beau matin, puisque tu as transporté ailleurs tes projets et tes chiffons. Pour ta santé, j’en suis contente. Pour l’avenir, je ne sais qu’en dire. Un milieu nouveau est très bon, quand on sait profiter de l’expérience acquise dans celui que l’on quitte. Mais nous avons deux points de vue si différens, que tu m’as donné auprès de toi, dès le commencement de ta vie, le rôle de l’impuissance, la responsabilité sans l’autorité ; situation impossible ! Tu ne veux pas de ce qui fait tout accepter et tout supporter, les satisfactions du cœur, ou les déceptions du cœur, n’importe. Mais enfin le rôle du cœur à tout prix, sans l’accompagnement des fanfreluches, des fusées et des fumées. Toi, tu t’es fait je ne sais quel idéal de toutes sortes de sauces de haut goût, au milieu desquelles je vois des truffes, du piment, des dragées, de la glace, du feu, et rien à manger pour se nourrir et digérer comme tout le monde. Et pourtant tu as du cœur, du dévouement et de la charité, et même beaucoup plus que la plupart des femmes. Mais le beau Paris de Troie, aux cheveux frisés, passe, et te voilà partie pour le pays des flûtes, des rubans et des grelots, affichant des airs de don Juan femelle et disant avec de grands éclats de rire : « Mon Dieu ! que j’étais bête, hier, d’être bonne et raisonnable ! » Pourquoi tout cela ? Je l’ai dit souvent : je l’ai mise au monde, je l’ai nourrie, fouettée, adorée,

  1. Solange était alors à Turin.