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les collines sont couvertes de villas abandonnées ou peu s’en faut, ouvertes à tout le monde, car il n’y a rien à voler : et les arbres monstrueux, les fontaines jaillissantes, les rochers, les cascades ne peuvent être emportés. Nous cueillons des anémones de toutes couleurs, des cyclamens, des hépatiques ravissantes en plein bois et en plein champ. Tous les arbres sont en fleur, et il fait déjà très chaud dehors, quoique très froid dans nos grandes salles voûtées disposées pour l’été, et peu garnies de cheminées (outre qu’on ne peut pas avoir de bois). Mais, avec ce temps doux, il tombe des torrens de pluie tous les soirs et presque tous les jours, depuis que nous avons mis les pieds sur les États du Pape. Nous nous promenons ici depuis hier avec une pluie continue ; mais on peut voir la fin de ses jambes pour marcher avant de trouver celle des grandes allées de chênes verts, trapus, énormes, tortillés et voûtés en impénétrables berceaux. Partout sautillent et courent follement des eaux qu’on peut bien appeler cristallines sans métaphore aucune. En un mot, c’est, ici le paradis terrestre, et, s’il y avait, moins d’Italiens, il faudrait y passer sa vie. Mais trois inconvéniens sont graves. Presque tous les Italiens sont ou voleurs, ou mendians, ou habitués à faire leurs besoins n’importe où et n’importe devant qui ils se trouvent. De cette dernière habitude il résulte que les fleurs sont partout mêlées à autre chose, et qu’il faut s’éloigner de tout lieu habité pour ne voir pas les émotions poétiques singulièrement refroidies par le côté hideux et grotesque d’une barbarie connue tout au plus à La Châtre.

Je t’ai écrit de Rome, il y a une dizaine de jours ; tu as dû recevoir ma lettre. Je n’ai pu t’écrire plus tôt, ne m’étant pas reposée une heure ailleurs ; et depuis, je n’aurais pas voulu t’écrire que ton frère était malade, car donner de ses nouvelles de si loin pour n’en pas donner d’agréables, c’est inutile en pareil cas. Sa maladie n’avait rien de grave, étant prise à temps comme elle l’a été. Mais nous avons passé quelques jours très ennuyés, comme tu peux croire.

Sur ce, bonsoir, ma mignonne. Voilà une longue lettre pour quelqu’un qui se lève de bonne heure, et qui ne s’arrête de courir que pour dîner. Aussi les lits plus ou moins granitiques des auberges d’Italie me semblent-ils délicieux. Je t’embrasse mille fois, et ton frère aussi. Dis à Mme de Girardin, ou au Prince [Napoléon] si tu le vois, que j’ai reçu les lettres et que je les remercie d’avoir pensé à moi. — J’avais déjà fait connaissance avec Mme de Rayneval avant d’avoir ma lettre de créance, car le paquet qui contenait ces lettres et les tiennes a été très longtemps en route de Gênes à Rome[1]. Ladite ambassadrice est fort aimable. J’ai vu aussi le Pape… dire sa messe, et je le verrai, dimanche prochain, donner sa grande bénédiction de Pâques à Saint-Pierre, s’il ne pleut pas des hallebardes. J’ai vu les cascades de Tivoli, paysage qui passe pour gracieux, et qui est sublime, mais effroyable. J’ai vu des ruines fantastiques à Rome. Mais il y en a trop. Enfin j’ai mille belles choses à te raconter. Et pourtant je ne te conseillerai pas ce voyage dans les conditions où je le fais, car il faut des jambes, de la volonté, de la patience, ou des sommes fabuleuses.

  1. Pendant son séjour à Rome, George Sand s’était fait adresser son courrier sous le couvert d’Adolfo Parodi, agent de change, à Gênes.