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change en mérites et en fait jaillir toute pure la source inépuisable des joies mystiques. La morale païenne envisage d’abord la jouissance de l’individu. Elle nous dit : « Parmi toutes les aspirations que la nature, consciente de ses fins, a mises en nous, il en est une qui prime les autres : c’est l’aspiration au bonheur. Quand toutes les forces de notre être, toutes les puissances de notre instinct nous sollicitent dans le même sens et nous crient que notre bonheur est là et non pas ailleurs, comment et pourquoi résister au plus impérieux des appels ? Ce n’est pas impunément qu’on s’écarte de la vérité, pour suivre des chimères forgées par l’esprit : l’heure est bientôt venue où, dans le regret de la jeunesse envolée, il ne reste plus qu’à faire le compte des biens dont on s’est volontairement privé. » Telles sont les deux conceptions de la vie que nous allons voir se heurter. Ce duel est par lui-même éminemment dramatique, puisque la lutte est l’élément essentiel du drame : il suffira qu’il s’engage à propos d’une question d’amour et dans un cœur de femme.

La duchesse de Chailles est infiniment malheureuse. On l’a mariée au triste représentant d’un grand nom, à un dégénéré, rongé de vices et de maladies, et que la manie de la morphine mène grand train à la folie. Ce misérable est soigné dans un asile que dirige le docteur Morey. Rapprochés par les soins quotidiens qu’exige le malade, la duchesse de Chailles et le docteur Morey en sont venus à éprouver l’un pour l’autre un amour passionné ; et bien que la duchesse s’efforce encore de cacher le trouble de son âme et de faire une belle résistance, nous voyons clairement qu’elle est à bout de courage. Je m’empresse de noter qu’il y a, dans l’amour de cette grande dame pour le médecin de son mari, quelque chose qui nous déplaît et qui nous choque. En entrant dans une salle de théâtre, nous commençons par nous y imprégner de préjugés, dont l’un des premiers est le préjugé nobiliaire. Cela nous gêne de voir une duchesse haleter d’amour pour le médecin des fous.

Si encore l’auteur avait prêté à ce docteur Morey quelque séduction ! Mais il l’a rendu continûment antipathique ; et c’est le principal défaut de l’ouvrage. Certes, l’amour est l’amour, il se suffit à lui-même, on le constate et on ne l’explique pas ; mais s’il en est ainsi dans la vie, il n’en va pas tout à fait de même au théâtre. Ici l’homme aimé doit encore nous paraître aimable. Il aurait fallu faire de Morey le docteur irrésistible, l’adorable athée, l’aliéniste délicieux. Cela même servait à la thèse de l’auteur et contribuait à renforcer le drame. Plus nous aurions partagé la sympathie de la duchesse de Chailles pour l’ineffable directeur de l’asile Morey, plus nous