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succès, les achats des amateurs et des marchands étaient devenus plus nombreux, et une aisance relative succédait à la gêne d’autrefois. Avec sa bonté habituelle, Rousseau avait hâte d’en faire profiter Millet, moins favorisé par la fortune. Pour lui venir en aide, tout en ménageant sa fierté, il usait d’un procédé aussi ingénieux que délicat et, sous le nom d’un soi-disant Américain, il achetait lui-même pour 4 000 francs le Greffeur, qui figurait également à l’Exposition de 1855. Le secret fut si bien gardé que Millet ne découvrit que trois ans plus tard la généreuse supercherie imaginée par son ami.

En même temps, Rousseau se donnait la satisfaction d’orner un peu sa modeste demeure de Barbison, qu’il n’aimait plus guère à quitter. Un toit de tuiles avait remplacé le chaume dont elle était jusque-là couverte, et l’artiste cherchait à peupler son atelier d’objets faits pour l’intéresser ou pour charmer ses regards. Amoureux des couleurs brillantes, il s’était donné des colibris au plumage éclatant ; il achetait des médailles, des estampes japonaises qu’il prenait plaisir à feuilleter, des eaux-fortes et des dessins de maîtres, entre autres une étude à la plume et à la sépia exécutée par Rembrandt pour la Pièce aux cent florins[1], et même un tableau de van Goyen. À l’un de ses élèves qui copiait ce tableau, il en expliquait les mérites. « Celui-là, disait-il, n’a pas besoin de beaucoup de couleurs pour donner l’idée de l’espace. À la rigueur, on peut se passer de couleurs ; mais on ne peut rien faire sans l’harmonie. » Aussi recommandait-il avant tout de procéder par masses et de bien respecter les valeurs, afin de conserver l’unité d’impression. « Ce qui finit un tableau, ajoutait-il, ce n’est pas la quantité des détails ; c’est la justesse de l’ensemble. Le tableau n’est pas seulement limité par le cadre ; n’importe dans quel sujet, il y a un objet principal sur lequel vos yeux se reposent ; les autres objets n’en sont que le complément ; ils vous intéressent moins… Cet objet principal devra aussi frapper davantage celui qui regarde votre œuvre. Si, au contraire, votre tableau est exécuté avec un fini précieux d’un bout à l’autre de la toile, le spectateur le regardera avec indifférence. Tout l’intéressant, rien ne l’intéressera. »

Ainsi qu’il arrive souvent, en donnant ces conseils à son élève, Rousseau se les donnait aussi à lui-même ; car, bien que

  1. Cette étude appartient aujourd’hui au Musée de Berlin.