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placé dans le Salon d’honneur, en avait été retiré et, le jour de la distribution des récompenses, Jules Dupré seul fut décoré. Avec la conscience qu’il avait de sa valeur et sa susceptibilité un peu maladive, Rousseau, bien qu’il eût obtenu une médaille de première classe, fut froissé de n’être pas promu à côté de Dupré. Quelques propos fâcheux, plus ou moins véridiques, colportés de l’un à l’autre, envenimèrent encore les sentimens d’aigreur qui en étaient résultés et qui aboutirent malheureusement à une brouille entre les deux amis.

Dès qu’il eut quitté Paris, les joies du travail dans la grande forêt firent bien vite oublier au peintre les blessures de son amour-propre. Une autre amitié, d’ailleurs, allait remplacer pour lui celle de Dupré. Sur les conseils de Diaz, François Millet s’était, dans l’été de 1849, installé à Barbison avec sa femme et ses enfans. La vie ne lui avait pas été clémente. De bonne heure, il avait connu la misère qui, sans rémission, devait rester la compagne de sa rude existence. Condamné à accepter toutes les tâches pour subvenir à l’entretien de sa famille, il avait pendant longtemps hésité, incertain des voies où il s’engagerait, peignant, à l’occasion, quelques portraits, des tableaux mythologiques et même des bergeries à la manière de Boucher. Mais il était lassé de ces tentatives qui, sans lui procurer des ressources suffisantes, répondaient si peu à ses aspirations. De plus en plus, il se sentait porté vers la représentation des travaux et des scènes rustiques, au milieu desquels s’était passée son enfance, dans In pauvre hameau de Gruchy où il avait été élevé, parmi ces paysans ou ces matelots à qui la mer, souvent hargneuse en ces parages, et une terre ingrate, disputée à la lande, ne fournissent qu’à grand’peine les moyens de subsister. Ses parens étaient de braves gens, pliant parfois sous le faix de leur dur labeur, mais dont l’âme courageuse restait supérieure à la fortune. Ils n’étaient pas d’ailleurs sans quelque culture, et leur souvenir, ainsi que leurs exemples, devaient soutenir Millet dans la lutte terrible que, comme eux, il eut à supporter durant toute sa carrière.

Dégoûté du séjour de Paris et des sujets qu’il avait traités jusque-là, le vaillant artiste, sans plus se soucier des caprices du public, était maintenant résolu à peindre exclusivement les humbles motifs qui l’attiraient. En se fixant lui-même à la campagne, il serait à même d’étudier de plus près les occupations et les mœurs de ces paysans que les conditions de sa propre vie,