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Forêt en hiver, souvent reprise et interrompue, et qu’il ne devait jamais finir : des chênes immenses, espacés dans les profondeurs d’une forêt séculaire et à travers le lacis de leurs branchages dépouillés, le soleil qui va disparaître dans un ciel en feu. La donnée était superbe ; mais toujours inquiet d’y mettre plus de grandeur et plus de force, le maître ne cessa pas, au cours des années, de remanier son œuvre et d’en amoindrir ainsi l’impression.

Si endurcis qu’ils fussent aux intempéries, les rigueurs de la saison avaient à la fin chassé les deux peintres. En rentrant à la ville, Rousseau ne voulut pas s’éloigner de son ami, et il vint se loger place Pigalle, à deux pas de l’avenue Frochot où habitait Dupré. Étranger aux distractions de la vie mondaine, il continuait à travailler à l’écart des intrigues et des agitations des coteries. Après un séjour fait en 1846 dans le Berry, où il rendait visite à George Sand, il se sentit de nouveau attiré par la forêt de Fontainebleau. Ayant désormais satisfait cette fièvre de curiosité à laquelle il avait si souvent cédé, il était pris du désir impérieux de se fixer dans une contrée qui lui plût et à l’étude de laquelle il pourrait se consacrer sans partage.


III

À peu près respectée jusqu’alors, la forêt de Fontainebleau allait lui offrir les incomparables ressources d’étude qui font d’elle comme un immense domaine réservé aux paysagistes. La vieille forêt avait encore, au commencement du siècle dernier, conservé sa sauvagerie primitive. Elle ne prenait accidentellement un peu d’animation que pendant les séjours de chasse qu’y faisaient les rois de France, depuis saint Louis, qui avait une prédilection particulière pour « ses chers déserts, » jusqu’à Louis XIV qui y forçait jusqu’à trois cerfs dans la même journée. Fuyant les agitations de la Cour et les ennuis de la politique, Louis XVI aimait à s’y réfugier en plein hiver, et son journal nous apprend qu’un jour, par la neige, « il n’y avait rencontré que des sangliers et le peintre Georges Bruandet. » Il convient d’ajouter que les soi-disant représentations que ce dernier nous a laissées de la forêt ne sont que de fades pastiches des Hollandais, aussi insignifians que fantaisistes. À l’exemple d’Aligny et de Bertin, Corot et, après lui, Paul Huet et Decamps y avaient déjà fait, il est vrai, quelques