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nous avions toujours l’idée de ne plus revenir. Mais la misère tenait le bout du cordon de nos souliers et nous rattirait de force vers la mansarde, condamnés à ne voir dehors qu’un seul tour de soleil. Notre bourse ne durait guère. L’air de la Seine est bien vif et il faisait faim sous les bois. » Du moins, la nature offrait à ces affamés « des orages gratis et des spectacles imprévus, disposés exprès pour eux. »

C’étaient là des occasions mémorables, trop rares, mais dont le souvenir les réconfortait longtemps. Au retour, il fallait se replonger dans les labeurs ingrats, gagner péniblement, l’un avec sa plume, l’autre avec son pinceau, de quoi suffire à leur chétive existence.


II

Rousseau s’était aussi, vers cette époque, lié avec Jules Dupré qui, tout à fait de son âge, avait les mêmes goûts que lui, et il était fort tenté de l’accompagner dans la Creuse dont celui-ci lui avait vanté les merveilles. Mais le désir de revoir le Jura, d’y retrouver ces premières impressions d’enfance qui avaient décidé de sa vocation, l’emporta.

Les enchantemens que lui réservait la montagne le retinrent pendant quatre mois aux Faucilles, dans une petite auberge située à plus de 1 300 mètres d’altitude. C’est de là qu’il écrivait à sa mère pour lui parler joyeusement de la vie qu’il menait, « toujours la même et heureuse vie, toujours aussi ardent pour voir que vigoureux pour courir (17 août 1834). » Si la nourriture était des plus simples, l’artiste avait comme compensation « ses régals de fraises et de framboises parfumées, qu’il cueillait lui-même en abondance sur les hauteurs. » Cette fois, au lieu de se disperser en des études de hasard, sans but déterminé, il se propose de résumer dans quelques œuvres mûrement préparées le caractère dominant de ce pays et « de donner sur ses toiles une idée de l’immensité qui l’environne. » Il cherche donc, il épie tous les momens où cette nature, déjà grande par elle-même, apparaît plus grandiose encore, avec les superbes mouvemens des nuages et les jeux variés de l’atmosphère. Levers et couchers du soleil, déchaînemens dramatiques des orages, nuits silencieuses sous les profondeurs du ciel étoile, il se repaît de tous ces spectacles augustes.