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imposait-elle de hâter la cérémonie autant que possible : car ce fait subsiste, indubitable, que le premier enfant des Shakspeare est né moins de six mois après leur mariage. Mais il n’y a pas jusqu’à ce fait lui-même qui, lorsqu’on connaît les mœurs du temps, ne se dépouille d’une bonne part de ce que nous sommes aujourd’hui portés à y voir d’anormal ; et nombre de mandemens épiscopaux de la fin du XVIe siècle, notamment, nous montrent combien l’autorité ecclésiastique avait encore de peine à obtenir que, dans toutes les classes de la société, les fiancés prissent l’habitude d’attendre, pour s’unir, la consécration officielle de leur liaison.

En résumé, nous ne savons rien de la femme de Shakspeare. Un mystère impénétrable l’enveloppe toute, la réduisant à n’être à jamais pour nous qu’une ombre sans vie. Et non moins mystérieuse, d’ailleurs, reste pour nous la personne de Shakspeare lui-même, après trois longs siècles de recherches et de discussions. Un des hommes qui ont le plus fructueusement étudié l’auteur d’Hamlet, Steevens, a dit très justement que, « tout ce que l’on pouvait connaître de lui avec quelque certitude se bornait à ceci : qu’il était né à Stratford-sur-Avon, — qu’il s’y était marié et y avait eu des enfans, — qu’il était allé à Londres, où il avait été acteur, puis auteur dramatique, — qu’ensuite, il était revenu à Stratford, y avait fait son testament, y était mort, et y avait été enterré. » À quoi les biographes de Shakspeare ont coutume de répondre (dans les préfaces de ces tours de force que sont, nécessairement, des biographies d’un homme dont on ne sait rien) que nous ne sommes pas moins renseignés sur ce poète-là que sur la plupart des poètes de son temps. Mais d’abord ces autres poètes sont si peu de chose, en regard de Shakspeare, que nous comprenons assez que personne, dans leur entourage, ne se soit soucié de nous parler d’eux ; et puis le fait est que le mystère qui environne pour nous la figure de Shakspeare semble avoir on ne sait quoi de particulièrement fugace et déconcertant, comme s’il se plaisait à défier notre curiosité. À chaque pas, dans notre étude de la vie du poète, nous nous heurtons à des énigmes du genre de celles que je viens de signaler. Et non seulement les données positives que nous possédons sur lui sont rares et peu sûres : c’est en outre comme si, au lieu de nous aider à comprendre son génie, elles ne se livraient à nous qu’afin de nous le rendre plus inexplicable. Au moment où nous imaginons Shakspeare prodiguant toute son âme à la création d’un Othello ou d’un Roi Lear, par exemple, un document nous apprend qu’il s’occupe d’un procès intenté parmi contre un voisin de Stratford, pour quelques gros sous.