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forcé d’admettre que cette terrible commère avait vraiment le regard bien dur, et que le pli hargneux de ses lèvres n’annonçait guère, non plus, une âme capable de comprendre ni d’excuser le génie d’un poète.

Hélas ! que ne possédons-nous un portrait de la femme de Shakspeare, pour nous aider à faire notre choix entre les diverses affirmations de ses biographes ! Est-ce elle, Anne Hathaway, qui, à Stratford, a séduit son futur mari, plus jeune qu’elle de huit ans, ou bien s’est-elle laissé séduire par lui ? A Londres, ensuite, lorsque Shakspeare est devenu acteur, l’a-t-elle trompé, l’initiant ainsi aux tragiques angoisses de la jalousie, ou bien est-ce elle-même qui les a éprouvées ? et peut-être sans motif ? ou peut-être justement ? A-t-elle été l’original de la « mégère apprivoisée, » ou bien a-t-elle supporté une longue suite de souffrances avec la douceur résignée d’une Desdémone ? Ou peut-être n’a-t-elle jamais accompagné son mari à Londres, et, presque entièrement séparée de lui, a-t-elle passé toute sa vie à Stratford, auprès de ses parens et de ses enfans ? Ou bien encore son mariage n’a-t-il eu rien de plus romanesque que celui d’Agnès Dürer, et les deux époux, après comme avant leur union, se sont-ils fidèlement, simplement aimés ? Il n’y a pas une de ces hypothèses qui n’ait été émise, pas une qui n’ait recueilli en sa faveur une foule d’argumens, — empruntés pour la plupart, il faut l’avouer, aux drames de Shakspeare et à ses comédies. Ou plutôt il n’y a pas, dans tout le théâtre de Shakspeare, une seule figure de femme où l’on n’ait cru reconnaître la femme du poète ; et aucun des personnages de ce théâtre n’a pu parler des femmes, de l’amour, ou du mariage, sans qu’on ait imaginé que c’était Shakspeare qui, par leur bouche, nous mettait au courant de sa vie conjugale. Mais nous, parmi cette multitude d’images se détruisant l’une l’autre, comment réussirions-nous à découvrir la véritable image de Mme Shakspeare ?

Tout ce que nous savons de certain à son sujet nous vient de cinq documens authentiques, qui sont : 1° La mention, sur les registres de l’évêché de Worcester, à la date du 27 novembre 1582, d’une licence de mariage accordée à « William Shaxpere et à Anne Whateley de Temple Grafton ; » 2° un contrat (bond) signé, le lendemain 28 novembre, par deux notables de Stratford-sur-Avon, pour autoriser le mariage de « William Shagspere avec Anne Hathway, de Stratford ; » 3° la mention, sur les registres de l’église de Stratford, à la date du 26 mai 1583, du baptême de Suzanne, fille de « William Shakspere[1] ; »

  1. Les mêmes registres signalent encore, postérieurement, le baptême de deux autres enfans de Shakspeare : un fils, Hamnet, et une fille, Judith.