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notre maison, notre village, notre province, tout le pays de douleur et de joie que depuis des siècles nos joies et nos douleurs ont ensemencé. Notre patrie a des villes, des champs, des bois, des fleuves, de petites herbes odorantes. Nous sommes de pauvres êtres qui tenons à la forme de nos collines. Nulle part l’alouette ne chante comme chez moi ! Et si, exilés sur une terre lointaine, nous nous y recréons une patrie, c’est encore sur la figure des choses que se modèle notre amour. Mais le Juif n’a pas même besoin d’une motte de glèbe pour s’imaginer sa patrie. Il la conçoit en esprit pur. Il la bâtit avec le temps et l’espace. D’autres peuples ont été dispersés sur la face du monde : lui seul n’a pas été dissous. Son nationalisme, farouche et intangible, l’a sauvé de la dissolution. Il doit de vivre encore à cette patrie idéale dont sa tête est la citadelle.

Quoi ! m’objectera-t-on, vous n’avez donc pas regardé les Juifs moldaves ? Comment concilier tant de grandeur et tant de bassesse ? Sans compter qu’une longue insécurité dégrade forcément la personne humaine, je pourrais répondre que l’Oriental n’a pas de la dignité la même idée que nous. Pour lui, la mendicité n’est pas une déchéance. Mais, Roumains et voyageurs, ils croient peindre les Juifs en deux mots : serviles et cupides. Or, sous sa servilité apparente et entachée d’une inconsciente ignominie, le Juif me paraît un des êtres les plus orgueilleux et les plus libres du monde. Je parcours Bouhousi, et je n’y vois qu’échoppes de tailleurs, de cordonniers, de merciers, d’épiciers, de fruitiers. Ici comme partout, la multiplicité des petits commerces me confond. Chacun, dans cette communauté, veut être son maître. Les gens peuvent s’y entr’aider, mais, en dehors des obligations hiérarchiques, ils y conservent jalousement leur indépendance.

J’entre dans une des plus misérables boutiques. Un plat de farine, trois savons, six œufs, des gousses d’ail et deux poulets qui se débattent dans un coin : voilà tout le fonds de commerce. La femme, une grande femme au profil dédaigneux et fin, et qui est enceinte de son quatrième enfant, assise sur un tas de hardes, ravaude des bas. L’homme est au champ de foire. L’arrière-boutique sert de chambre : une malle, des lits défaits, et, au milieu, une grosse paire de bottes crottées, fatiguées, affaissées sur elles-mêmes, avachies. Elles m’en disaient long, ces bottes ! Elles étaient sorties de bonne heure, avant le jour ; elles avaient couru dans la boue des chemins de traverse, loin, bien loin ; elles