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nous, que l’opportunité ou la déloyauté des combinaisons, dont on discute devant nous, nous échappe complètement, et que nous assistions à des débats passionnés comme s’ils se poursuivaient dans une langue étrangère. Le seul défaut sur lequel nous serions tenté d’insister, parce que c’est probablement celui dont M. Emile Fabre est le plus fier, est l’abus qu’il fait de l’emploi des foules au théâtre. Pendant un acte tout entier, la scène est envahie par une foule hurlante. Ce ne sont que vociférations et gesticulations. Cela est d’un art tout à fait inférieur, détourne notre attention de l’étude même du sujet, et, pour tout dire, remplace le plaisir du théâtre par celui du cirque.

Mais ces réserves faites, et elles sont très graves, il reste que les Ventres dorés témoignent d’un effort consciencieux, intéressant, et que l’œuvre, si elle est médiocrement venue, est originale. On a souvent mis le financier à la scène ; on a peint sa dureté, son égoïsme ; on l’a considéré comme individu. M. Emile Fabre procède tout autrement. Son baron de Thau n’a guère une physionomie plus caractérisée que celle des associés qui l’entourent. C’est que l’auteur veut nous peindre non pas le financier, mais les financiers. Son étude est une étude de milieu : celle du monde de la finance. Comment dans une certaine atmosphère les idées viennent-elles à se déformer ? Comment la conscience professionnelle diffère-t-elle de la conscience sans épithète ? Comment, dans le feu de l’action et sous la pression des circonstances, arrive-t-on à se faire le complice de mesures qu’on aurait, en d’autres temps, condamnées sans merci ? C’est ce que l’auteur des Ventres dorés s’est efforcé de nous montrer. Veut-on la preuve qu’il y a en partie réussi ? Je la trouve dans un phénomène curieux qui se produit à l’audition de sa pièce et qui nous renseigne assez bien sur la façon dont se produit l’illusion et se propage l’intérêt au théâtre. Avec l’auteur des Ventres dorés, nous pénétrons dans le conseil d’administration d’une Compagnie financière ; cette Compagnie est en pleine bataille ; elle lutte, par des moyens tels quels, contre les manœuvres de ses adversaires, contre la mauvaise chance qui commence à la menacer de la ruine. Or au théâtre, nous nous mettons très promptement à l’unisson des personnages avec qui on nous fait lier connaissance, et là, plus que partout ailleurs, nous sommes pour ceux qui luttent. Nous avons pris passage sur un vaisseau qui se débat contre la tempête ; nous n’examinons plus si ce vaisseau est monté par des pirates ; nous sommes pour ceux qui l’empêcheront de naufrager. Puisqu’on peut sauver la Compagnie, en rachetant des actions en sous-main, eh bien (qu’on en rachète. Et tandis que l’honnête homme de la pièce,