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rien qu’en se montrant, emporte le prix ; c’est que Scarron n’était pas là pour le lui disputer. Au surplus il avait, deux siècles avant la Préface de Cromwell, réalisé en lui le mélange du triste et du risible : il ne pouvait manquer d’être cher aux romantiques. Théophile Gautier lui avait réservé une place d’honneur dans sa galerie des Grotesques. M. Catulle Mendès fait mieux : il le transforme en héros lyrique et nous le met sous les yeux, cinq actes durant.

Vous imaginez peut-être le plaisir que nous pouvons goûter à voir sans cesse et d’un bout à l’autre de la scène rouler le fauteuil où se recroqueville cet estropié. Encore un impotent, lorsqu’il est au repos et bien arrangé dans ses oreillers, peut-il faire illusion ; nous oublions son infirmité. Mais quand il veut faire usage de ses membres invalides, c’est alors que le spectacle devient atroce. M. Mendès a eu soin de nous en régaler. Il nous rendra témoins, par exemple, de cette opération compliquée et douloureuse qui consiste à hisser Scarron chaque soir de sa chaise en son lit.


SCARRON.
Ce n’est pas très fatigant. Poussez
Ma chaise vers le lit. Lorsque je suis tout proche
Du chevet, on me hisse ; à genoux, je m’accroche
Au rideau, je me penche, et je tombe couché.
(Francine pousse la chaise, l’infirme aide du bâton, etc.)


Ailleurs Scarron, assis auprès d’une fenêtre qui s’ouvre sur un amandier fleuri, veut cueillir une des branches. « Il s’efforce, il se penche le plus qu’il peut, il tend un bras, il s’essouffle, il peine affreusement. Enfin dans un ahan dernier, il tombe en avant, la poitrine au rebord du balcon, un bras au dehors, comme disloqué, l’air d’un guignol que rien ne soutient plus… » Telles sont les indications de scène. On les dirait détachées des souvenirs d’un interne. C’est de la dramaturgie de garde-malade. C’est du théâtre d’infirmier.

Après cela, et tout transis que nous sommes d’un froid qui nous pénètre dans les moelles, on devine que nous ne sommes pas très disposés à rire des facéties de Scarron. Elles sont au reste peu variées, n’étant empruntées qu’à deux thèmes, dont l’un est le cocuage, cher à nos vieux auteurs gaulois, et l’autre est encore et toujours la maladie, la misère physique. C’est ainsi qu’au dernier acte, Scarron fait de longues et cocasses recommandations à l’apprenti menuisier venu pour lui prendre mesure d’un cercueil. Gaieté indécente et gaieté macabre, on ne nous donne pas le choix : on nous les inflige toutes les deux.