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Et tout cela était supérieurement joué. Sans aucun doute il s’amusait de cette étrange situation des Roumains, qui sont partagés entre la peur de voir leurs Juifs se multiplier et l’appréhension de les voir partir. Il leur souvient encore que, l’an passé, ils furent obligés de rapatrier à leurs frais des émigrans qui, arrivés en Autriche, n’avaient plus le moyen de poursuivre leur route. Et chaque fois que deux cents Juifs leur montrent les talons, deux millions de voix les traitent d’Amalécites.

La maison de ce rabbin fait de Bouhousi une sorte d’archevêché juif, où la communauté des fidèles a gardé toute sa force et sa merveilleuse organisation. Son première caractère est la discipline, l’obéissance absolue aux ordres de ses chefs, une obéissance comme on n’en trouve que dans les sociétés théocratiques. Du plus pauvre au plus riche, tous les fronts s’inclinent sous un pouvoir armé de l’anathème. La communauté tient dans ses mains la fortune de chacun de ses membres. Que le herem ou malédiction soit lancé, elle peut l’anéantir. Le Juif excommunié serait un homme chassé de son îlot sur une épave. Personne ne bronche : les impôts sont perçus avec une inflexible rigueur, et les secours aux malheureux si exactement distribués que le maire de Bouhousi m’en exprimait son admiration. Disciplinés et religieux, et disciplinés parce qu’ils sont religieux, les Juifs s’opiniâtrent ici dans la plus rigide observance du Talmud. L’instituteur qui dirige leur école de garçons, un jeune israélite de Iassi, très intelligent et très ouvert, me confiait sa surprise quand, à Bouhousi, il avait vu ses vieux coreligionnaires lire leur livre sacré à la clarté de la nouvelle lune et danser et prier ainsi qu’au temps où Titus s’acheminait vers Jérusalem. Bien que la majorité soit née dans le pays, ils parlent moins le roumain qu’un jargon judéo-germanique. Dans leurs écoles de garçons et de filles, — que subventionne l’Alliance Israélite de Paris, — on étudie l’allemand, le roumain, l’hébreu : l’hébreu deux heures par jour. Le soir, les enfans, dont l’éducation est sévère, continuent leurs leçons hébraïques pendant trois heures avec leurs parens et les reprennent avant d’aller en classe.

Un attachement aussi étroit à ses traditions ne prouve pas qu’on vive uniquement dans le passé. Le Juif porte en lui un immense espoir. Prenez garde que cet homme d’une obséquiosité si déplaisante et qui vous paraît halluciné par une pièce d’argent est un plus grand idéaliste que vous. Notre patrie à nous, c’est