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onction luisante et douce. Je m’excusai de l’importuner, mais il comprendrait sans doute qu’un étranger ne pouvait passer à Bouhousi sans désirer voir un homme dont la réputation était si étendue. Il me répondit ; — « En effet, je suis un descendant du roi David. »

Il nous pria d’accepter un verre de vin qu’il nous versa lui-même d’une aiguière d’argent, et, prenant dans un plateau trois gâteaux secs, il les plaça devant chacun de nous. Je m’étonnai qu’un rejeton de cette souche royale se fût enraciné dans un aussi médiocre bourg. Mais il me répondit qu’il y était né et ne voulait pas le quitter, que d’ailleurs, sauf peut-être un rabbin de Russie et deux qui avivaient en Autriche, nul n’exerçait une puissance comparable à la sienne. Et, pendant que l’interprète nous traduisait ces choses, il classait négligemment sur son bureau des bons de poste, de façon à les mettre en évidence. Bons de dix francs, de cinq francs, de trois francs venus de Russie, d’Allemagne, de partout. Un domestique lui apporta son courrier. « Vous voyez, me dit-il, quelle correspondance ! » Et il me fit passer sous les yeux des lettres de France, d’Angleterre, d’Autriche, d’Amérique, la plupart d’entre elles portant leur timbre en guise de cachet. Ses regards coulaient sur mon compagnon avec une douceur attentive, et je sentais dans cette petite comédie encore plus de politique que de vanité. Il n’était pas fâché d’étaler, d’exagérer même son empire devant un fonctionnaire du gouvernement roumain. Puis il me parla de son père, disparu depuis sept ans, et qui, adoré de son vivant, continuait de l’être dans la mort. « Mon père a beaucoup écrit ; moi, je n’écris pas, mais mon fils écrira un jour. » J’admirai le souci de laisser reposer, pendant une génération, le génie producteur de la famille. Et il rit, d’un rire un peu sourd. Enfin il aborda la question israélite, et s’espaça longuement sur la misère des Juifs galiciens qui l’avait douloureusement ému dans son dernier voyage, alors que les Juifs autrichiens étaient les plus fortunés des hommes. Quant aux Juifs roumains, ils auraient peut-être mauvaise grâce de trop se plaindre ; mais ils émigraient …

— Oh ! interrompit mon compagnon, ils n’émigrent guère ! — Ils émigrent et surtout ils veulent émigrer, reprit le rabbin. S’ils ne sont pas persécutés, ils craignent la persécution. Que faire ? Je tâche de les en dissuader ; je n’y épargne ni ma peine ni mon argent …