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rupture avec d’Alembert et Julie, — en exceptant ce même Walpole, presque toujours absent, et dont l’égoïste dureté la rebute souvent sans pitié, — elle n’a plus dans son entourage que des indifférens, des gens que sa réputation attire et que ses reparties amusent, sans qu’ils se soucient d’elle plus qu’elle n’a souci d’eux, quelquefois même de simples parasites, « qui mangent ses soupers, clignent de l’œil l’un à l’autre, » et abusent de sa cécité pour la tourner en dérision[1]. La seule personne à laquelle elle se fie est la compagne salariée qui remplace Julie auprès d’elle, Mlle Sanadon[2], — la Sanadona, comme elle l’appelle, — vieille fille dévouée et complaisante, mais médiocre d’esprit, bavarde et ennuyeuse : « Elle veut me revenir trouver, écrira la marquise, jugeant qu’elle m’est fort nécessaire. Elle ne se trompe pas ; elle est pour moi ce qu’est un bâton pour gens de ma confrérie. »

Un vrai désert, au fond, que ce salon de Saint-Joseph, tout peuplé d’allans et venans, et tout bourdonnant de causeries. Ainsi en juge la maîtresse du logis, le jour où elle dépeint sa situation à Voltaire en ces lignes désespérées : « Vous ne pouvez savoir par vous-même quel est l’état de ceux qui ont eu des amis, et qui les ont perdus sans pouvoir les remplacer. Joignez à cela de la délicatesse dans le goût, un peu de discernement, beaucoup d’amour pour la vérité. Grevez les yeux à ces gens-là, et mettez-les au milieu de Paris, de Pékin, enfin où vous voudrez ; et je vous soutiendrai qu’il serait heureux pour eux de n’être pas nés ! »

De cette misère de sa vieillesse, c’est à Julie de Lespinasse que s’en prendra toujours la marquise du Deffand, lui attribuant tous les mécomptes, tous les chagrins, tous les abandons dont elle souffre[3]. Aussi la seule idée qu’elle pourrait jamais la revoir suffit à la mettre en fureur ; à Walpole qui, un jour, sur une phrase mal interprétée, la questionne sur ce point : « Je ne saurais comprendre, répond-elle avec véhémence, comment vous n’avez pas vu que c’était une plaisanterie ; je ne voudrais pas lui devoir de me sauver de l’échafaud ! Je suis pressée de vous ôter

  1. « Jusqu’à ce vieux radoteur de président (Hénault), qui la traite aujourd’hui comme un chien, » écrit Walpole.
  2. Elle était la nièce du Père Sanadon, jésuite, précepteur du prince de Conti, connu pour sa traduction d’Horace et pour ses poésies latines.
  3. A l’avènement de Turgot au ministère : « Je le voyais tous les jours, écrit-elle, il y a quatorze ou quinze ans. La Lespinasse m’a brouillée avec lui, ainsi qu’avec tous les autres encyclopédistes. »