Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/906

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’excuse de cette haine exaspérée est dans la douleur qu’elle éprouve, douleur d’autant plus vive que, par orgueil, elle cherche à la dissimuler, mais qui perce pourtant à travers toutes ses réticences. En sa vie misérable, il s’est écroulé quelque chose que rien ne pourra remplacer. Tel est son accablement que, dans les premiers temps, elle doit poser sa plume, d’ordinaire si alerte. S’excusant auprès de Voltaire de son retard à lui répondre, elle invoque « les peines, les embarras domestiques qui, dit-elle, ont troublé mon faible génie. Je voulais attendre d’être un peu plus calme pour pouvoir causer avec vous[1]. » Quelques lignes plus bas : « Vous voulez que je vous fasse part de mes réflexions ? Ah ! monsieur, que me demandez-vous ! Elles se bornent à une seule ; elle est bien triste : c’est qu’il n’y a, à le bien prendre, qu’un seul malheur dans la vie, qui est d’être né… Vous voyez combien j’ai l’âme triste, et que je prends bien mal mon temps pour vous écrire ; mais, monsieur, consolez-moi, écartez les vapeurs noires qui m’environnent… » Elle se remet pourtant en apparence, reprend soupers et réceptions, le train de l’existence mondaine, mais sans goût, sans entrain, sans illusion aussi sur ceux qu’elle associe désormais à son sort. « Rien ne m’attache dans ce pays-ci, et la société où je me trouve engagée me ferait dire ce que M. de La Rochefoucauld dit de la Cour : Elle ne rend pas heureux, mais elle empêche qu’on le soit ailleurs[2]. » Même note encore quatre ans après : « J’eus hier douze personnes[3], et j’admirais la différence des genres et des nuances de la sottise. Nous étions tous parfaitement sots, mais chacun à sa manière ; tous semblables, à la vérité, par le peu d’intelligence, tous fort ennuyeux. Tous me quittèrent à onze heures, et tous me laissèrent sans regret. » Et quand enfin, au déclin de sa vie, elle en établit le bilan : « Le nombre de mes connaissances est assez étendu, dira-t-elle, mais je n’ai pas un ami, excepté Pont de Veyle, qui, les trois quarts du temps, m’impatiente à mourir. »

Notons ici l’erreur où tombe Horace Walpole, quand il reproche à Mme du Deffand de ressembler à cet Anglais qui, lorsqu’il perdait un ami, se rendait au café Saint-James pour en choisir sur l’heure un autre. Dans la réalité, du jour de sa

  1. Lettre du 2 mai 1764.
  2. 29 mai 1764.
  3. 3 décembre 1767