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voir ; ce terme me paraît bien long, et je serais très heureuse si vous vouliez l’abréger. Je n’ai rien plus à cœur que de mériter vos bontés ; daignez me les accorder, et m’en donner la preuve la plus chère, en m’accordant la permission de vous aller renouveler moi-même l’assurance d’un respect et d’un attachement qui ne finiront qu’avec ma vie… » Ces lignes émues, affectueuses, et d’un ton presque repentant, auraient, en toute autre occasion, touché le cœur de Mme du Deffand ; s’ils la trouvèrent implacable, c’est que, postérieurement à la découverte du « crime, » un fait s’était produit qui en avait singulièrement aggravé l’importance. Dans la colère du premier jour, la marquise, en effet, avait eu l’idée malheureuse de mettre à d’Alembert le marché à la main : qu’il opte sur-le-champ entre l’ancienne et la nouvelle amie, mais qu’il ne se flatte point de continuer à les cultiver l’une et l’autre ! Le choix était tout fait, et la décision fut vite prise ; sans l’ombre d’une hésitation, d’Alembert prit congé de cette maison dont il avait été vingt ans l’oracle ; et le salon de Saint-Joseph fut pour toujours en deuil de son plus fidèle visiteur. Ce coup, qu’elle aurait dû prévoir, frappa Mme du Deffand en plein cœur ; elle ne s’en consola jamais ; jamais elle ne le pardonna à celle qu’elle regardait comme l’auteur responsable. « Sans elle, j’aurais conservé d’Alembert ! » s’écriera-t-elle bien des années plus tard, dévoilant ainsi d’un seul mot l’origine réelle de la brouille et le motif de son opiniâtre rancune.

Quand, au lendemain d’une si douloureuse défection, lui parvint le message de Mlle de Lespinasse, on devine quel accueil reçut ce rameau d’olivier : « Je ne puis consentir à vous revoir sitôt, mademoiselle ; la conversation que j’ai eue avec vous, et qui a déterminé notre séparation, m’est dans le moment encore trop présente. Je ne saurais croire que ce soient des sentimens d’amitié qui vous fassent désirer de me voir… Que feriez-vous de moi aujourd’hui ? De quelle utilité pourrais-je vous être ? Ma présence ne vous serait point agréable ; elle ne servirait qu’à vous rappeler les premiers temps de notre connaissance, les années qui l’ont suivie ; et tout cela n’est bon qu’à oublier. Cependant si, par la suite, vous veniez à vous en souvenir avec plaisir, et que ce souvenir produisît en vous quelque remords, quelque regret, je ne me pique point d’une fermeté austère et sauvage, je ne suis point insensible, je démêle