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« J’oubliais de vous dire, mande le philosophe à Voltaire, que je me suis raccommodé, vaille que vaille, avec Mme du Deffand. Elle prétend qu’elle n’a point protégé Palissot ni Fréron… Ainsi, ajoute-t-il prudemment, qu’elle ne sache jamais que je vous avais écrit pour me plaindre d’elle. Cela me ferait de nouvelles tracasseries, que je veux éviter. » Le dernier mot dans cette affaire est dit par Mme du Deffand ; elle y remet les choses au point, et résume fort exactement et fort spirituellement son rôle : « J’ai[1] mis beaucoup d’impartialité dans la guerre des philosophes. Je ne saurais adorer leur Encyclopédie, qui peut-être est adorable, mais dont les quelques articles que j’ai lus m’ont ennuyée à la mort. Je ne saurais admettre pour législateurs des gens qui n’ont que de l’esprit, peu de talent et point de goût… J’en excepte, à toutes sortes d’égards, M. d’Alembert, quoiqu’il ait été mon délateur auprès de vous. Mais c’est un égarement que je lui pardonne et dont la cause mérite quelque indulgence. C’est le plus honnête homme du monde, qui a le cœur bon, un excellent esprit, beaucoup de justesse, du goût pour bien des choses ; mais il y a de certains articles qui sont devenus pour lui affaire de parti et sur lesquels je ne lui trouve pas le sens commun. »

Si j’ai accordé tant de place à ce misérable débat, c’est qu’en réalité, — bien qu’elle n’y ait pris aucune part, que son nom même n’y soit pas prononcé, — Julie de Lespinasse est au fond de toute la querelle. Elle en est la cause et l’objet ; c’est elle qui, sans l’avoir assurément cherché, a mis les adversaires aux prises, allumé dans leurs cœurs une sourde animosité, transformé l’alliance amicale en cet état de guerre latente, qui doit tôt ou tard aboutir à un véritable conflit. À regarder les choses de près, la rupture est dès lors moralement accomplie, et les années de grâce qui reculeront l’inévitable éclat ne feront guère qu’aggraver le malentendu, prolonger, irriter le supplice de trois êtres, faits pour s’aimer et se comprendre, désunis pourtant à jamais par la passion qui trouble leur jugement, égare leur volonté. Il est d’ailleurs heureux pour la mémoire de Mlle de Lespinasse que son divorce avec sa protectrice n’ait pas eu lieu en ce moment ; elle eût eu peine à s’en tirer sans un soupçon d’ingratitude. Mme du Deffand, après tout, sauf une mauvaise humeur aisément excusable, n’avait pas eu jusqu’ici de tort grave ; elle eût

  1. Lettre du 1er novembre 1760, à Voltaire.