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deux camps, dont l’un applaudissait et l’autre conspuait Palissot. Parmi les rares personnes qui gardèrent la neutralité, on peut citer la marquise du Deffand. Du moins, — pour être plus exact, — se borna-t-elle à rire de ces têtes échauffées, distribuant ses railleries tantôt aux Encyclopédistes et tantôts aux « dévots, » et tenant entre eux la balance avec une parfaite équité. C’en fut assez pour irriter la bile de d’Alembert ; il écrivit au seigneur de Ferney pour lui dénoncer la marquise, en termes dont la grossièreté fait peu d’honneur à une âme philosophe : « Les protecteurs femelles déclarés de cette pièce sont Mmes de Villeroy, de Robecq et du Deffand, votre amie, et ci-devant la mienne. Ainsi la pièce a pour elle des… en fonctions et des… honoraires. »

Le coup était perfide ; il n’allait à rien moins qu’à brouiller Mme du Deffand avec son plus ancien et plus illustre ami. Voltaire pourtant fit, pour une fois, preuve de douceur et de modération : « Mme de Robecq, écrit-il à la marquise, a eu le malheur de protéger cette pièce et de la faire jouer. On ma mandé que vous vous étiez jointe à elle ; cette nouvelle m’a fort affligé. Si vous êtes coupable, avouez-le-moi, et je vous donnerai l’absolution. » Calme et digne également fut la réponse de Mme du Deffand : « On vous a donc dit bien du mal de moi ? Je passe donc dans votre esprit pour l’admiratrice des Fréron et des Palissot et pour l’ennemie déclarée des Encyclopédistes ? Je ne mérite ni cet excès d’honneur, ni cette indignité… Apprenez que je ne me suis point jointe à Mme de Robecq ; j’ai fort blâmé sa vengeance et le choix de ses vengeurs. » La dernière partie de sa lettre démontre qu’elle savait d’où partait la dénonciation ; il est facile de lire entre les lignes la tristesse mêlée de dédain qu’elle ressent de cette trahison : « S’il faut crier tolle contre les ennemis des philosophes, j’avoue que je n’ai point pris ce parti ; il n’y a que l’amitié qui puisse engager dans ces sortes de querelles. Il y a quelques années, j’en conviens, l’amitié m’aurait peut-être fait faire beaucoup d’imprudences ; mais, pour aujourd’hui, je verrais avec indifférence la guerre des Dieux et des Géans ; à plus forte raison celle des rats et des grenouilles[1]. »

Elle fut dans sa conduite aussi sage que dans ses propos. Sans querelle ni reproche, elle s’expliqua franchement avec d’Alembert ; de plus ou moins bon cœur, on se réconcilia :

  1. 23 juillet 1760.