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dînerons souvent ensemble tête à tête, et nous nous confirmerons l’un et l’autre dans la résolution de ne faire dépendre notre bonheur que de nous-mêmes. Je vous apprendrai peut-être à supporter les hommes, et vous, vous m’apprendrez à m’en passer[1]. » « C’est mon ami intime, je l’aime passionnément, » écrit-elle peu après de ce même d’Alembert, dans une lettre adressée à Mlle de Lespinasse. Ce ne sont point paroles en l’air ; les actes y répondent : les premiers mois de la rentrée dans le couvent de Saint-Joseph voient une reprise d’intimité plus tendre et plus étroite encore, s’il se peut, que par le passé ; et quand, l’année d’après, d’Alembert, pour la troisième fois, se présente à l’Académie, la marquise remue ciel et terre pour lui en faire ouvrir la porte. Entre elle et la duchesse de Chaulnes, qui tient bon pour l’abbé Trublet, c’est un duel homérique, où chacune recourt sans réserve à l’emploi de sa meilleure arme, l’une son esprit et l’autre sa beauté. Dans ce furieux combat, le seul qui conserve son calme est le candidat d’Alembert. Il refuse même, au désespoir de Mme du Deffand, de s’assurer la voix du président Hénault en louant dans l’Encyclopédie son Abrégé chronologique : « Je n’entreprendrai même pas d’en parler, s’obstine-t-il à répondre, parce que je ne pourrais en dire autre chose, sinon que son livre est utile, commode, et s’est bien vendu. Je doute que cet éloge le contentât… Dieu et vous, et même vous toute seule, ne me feraient pas changer de langage. » Il fut élu pourtant, et, le jour du triomphe, le plus fier et le plus heureux ne fut pas le triomphateur.

Ce bref coup d’œil sur ses premières années a déjà pu donner l’idée du caractère de d’Alembert, se cabrant devant toute contrainte, jaloux de son indépendance au point d’y sacrifier son plaisir comme son intérêt, et justifiant ainsi le mot de Mme du Deffand quand elle le définit « un esclave de la liberté, » et cependant doux, complaisant, aisé à vivre, voire même, comme il le dit, « facile à gouverner pourvu qu’il ne s’aperçoive pas qu’on en a l’intention[2] ; » incrédule et sceptique d’esprit, frondeur des vieilles croyances et des traditions séculaires ; naïf et candide, au contraire, dans ses rapports avec les hommes, incapable de feinte autant que de mensonge, et sans défense contre la mauvaise foi d’autrui. Le doute habite dans son esprit, et

  1. 22 mars 1752.
  2. Portrait de d’Alembert par lui-même, écrit en 1760.