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Ils s’étaient rencontrés, l’année 1743, dans le salon du président Hénault ; tout de suite ils se plurent, et l’intimité fut rapide. La marquise du Deffand logeait alors chez son frère le chanoine, près de la Sainte-Chapelle, non loin du jeune et pauvre philosophe. Presque chaque jour, il passait la soirée chez elle, lui respectueux, confiant, rempli d’admiration devant cette dame d’un si grand monde et d’un si prodigieux esprit, elle maternelle, protectrice sans hauteur, plus ambitieuse pour lui qu’il ne l’était lui-même, résolue à faire sa fortune, au besoin, malgré lui. Ce temps fut, comme elle dit, « l’âge d’or de leur amitié[1]. » L’installation à Saint-Joseph, qui détruisait leur voisinage, risquait de mettre obstacle à ce commerce quotidien : « Je suis fâché pour vous et pour M. d’Alembert, écrit le comte des Alleurs à Mme du Deffand[2], que vous vous voyiez plus rarement depuis que vous êtes à Saint-Joseph. L’assiduité d’un homme aussi gai, aussi essentiel, aussi diversifié, quoique géomètre sublime, n’est pas une chose aisée à remplacer dans votre faubourg Saint-Germain ! » Leur liaison triompha pourtant de cette difficulté, et lorsque, dans l’été de 1752, la marquise, presque aveugle, alla cacher sa mélancolie à Champrond, la capitale parut à d’Alembert une ville déserte et sans ressources, et il fut pris d’un accès de misanthropie qui cadrait mal avec son humeur coutumière : « Je suis devenu, écrit-il à la marquise[3], cent fois plus amoureux de la retraite et de la solitude que je ne l’étais quand vous avez quitté Paris. Je dîne et je soupe chez moi tous les jours ou presque tous les jours, et je me trouve très bien de cette manière de vivre. »

Ces dispositions casanières ne l’empêchent pas de souhaiter ardemment le retour de sa vieille amie, dans le logis hospitalier où il s’engage à lui tenir bonne et fidèle compagnie. Il dînera, dit-il, avec elle chaque fois qu’elle le voudra, pourvu qu’ils soient « en tête à tête, » et, si elle réalise le vœu qu’elle a formé de dormir vingt-deux heures par jour, « il y consent, pourvu qu’elle lui permette de passer les deux autres avec elle. » Elle accueille ces promesses avec une gratitude émue : « J’ai une véritable impatience de vous voir, de causer avec vous… Nous

  1. Lettre inédite de Mme du Deffand à d’Alembert du 15 juillet 1763. — Bibl. nat., ms. fr. 15230.
  2. Lettre du 17 avril 1749.
  3. 22 décembre 1752.