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de nos jours. — que d’Alembert, en son début, acquit quelque réputation ; c’est, sinon comme bouffon, du moins comme « amuseur de société, » qu’il plut d’abord et conquit ses entrées dans l’illustre « royaume de la rue Saint-Honoré. » Sans rival pour conter une anecdote burlesque, il possédait en outre « un talent particulier pour copier les acteurs de l’Opéra ou de la Comédie, à faire mourir de rire… Voyant que cela lui réussissait, il s’émancipa et se mit à contrefaire MM. de Mairan, de Fontenelle, et autres habitués du salon de ma mère, ce qui finit par lui valoir un renom de méchanceté[1]… » Le fait est confirmé par l’abbé Galiani, qui ne peut se tenir de raconter à d’Alembert lui-même quel étonnement suscite chez les Napolitains le portrait qu’il leur fait de son célèbre ami, « petit de taille, pantomime, et polisson au possible. On veut par force que vous soyez grand comme saint Christophe, sérieux et barbu comme le Moïse de Michel-Ange ! »

Du salon de Mme Geoffrin, la renommée de ce charmant convive se répandit dans les cercles rivaux, puis dans les milieux plus mondains. Son succès n’y fut pas moins vif ; d’aucuns le trouvaient bien un peu gauche, ingénu, « sans usages, » mais sa simplicité faisait passer sur ces légers travers ; on ne se lassait pas de rire de ses saillies, de se pâmer à ses imitations. Peu s’avisaient d’ailleurs que cet « échappé de collège, » si joyeux au souper, avait employé tout le jour, dans sa misérable mansarde, à pâlir sur des chiffres, à calculer les « forces dynamiques, » à résoudre laborieusement quelque problème d’astronomie, et que cet esprit « polisson » était aussi l’un des plus lumineux et des plus profonds de son temps. « Ils s’en amusèrent, dit Mme du Deffand[2], mais ils ne le jugèrent pas digne d’une plus grande considération. Un pareil début dans le monde, ajoute-t-elle, était bien capable de l’en dégoûter ; aussi prit-il promptement le parti de la retraite. » Celle qui écrit ces lignes contribua puissamment à dessiller ses yeux, à lui montrer la vanité de ces faciles succès, et l’atteinte qu’à la longue en recevrait sa dignité. Elle lui proposa, du même coup, pour y goûter le délassement nécessaire après le travail, l’hospitalité d’une maison où il serait mieux compris, mieux jugé, mieux traité d’après sa valeur ; et tel fut le début de leur longue amitié.

  1. Souvenirs de Mme de La Ferté-Imbault, passim.
  2. Portrait de M. d’Alembert, par Mme du Deffand, présumé écrit en 1755.