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Une si belle longanimité, pour une femme de cette trempe, ne laisse pas d’être méritoire. Mais cette patience aura son terme ; tout va changer de face dès lors qu’il s’agira, non plus de galans surannés ou d’un étranger de passage, mais du plus cher de ses amis, de celui qui, depuis dix ans, occupe le premier rang dans son salon comme dans son cœur. On entend bien que je parle de d’Alembert, dont le nom a déjà paru dans ce récit, et qu’il est temps de présenter avec plus de détails, comme il sied envers l’homme qui, pendant tant d’années, va jouer un rôle prépondérant dans l’existence de Mlle de Lespinasse.


IV

Trois fois fameux comme philosophe, comme écrivain et, plus encore, comme géomètre, d’Alembert est de ceux dont il serait oiseux d’entreprendre à cette place une étude en règle. Mais l’homme privé est peut-être moins bien connu, et c’est celui-là seul qui nous importe ici. Son origine, ainsi qu’on sait, est étrangement pareille à celle de notre héroïne. Comme elle, il doit le jour à une liaison coupable ; comme elle, il a pour mère une femme du plus grand monde, la marquise de Tencin, laquelle accouche clandestinement, comme la mère de Julie, dans le logis d’un chirurgien, le sieur Molin, médecin du Roi. Mais là s’arrête la ressemblance : loin d’élever bravement son enfant chez elle, au risque du scandale, ainsi que la comtesse d’Albon, Mme de Tencin s’en défait par un abandon criminel. Le 17 novembre 1717, le commissaire de police du quartier Notre-Dame trouvait le nouveau-né sur les marches de pierre de l’église de Saint-Jean-le-Rond, annexe de la cathédrale[1], le faisait baptiser, en l’honneur de ce sanctuaire, sous le nom de Jean-Baptiste Lerond, et l’envoyait sur-le-champ en nourrice dans un village de Picardie[2]. Là, six semaines plus tard, un mandataire du père naturel de l’enfant découvrait heureusement sa trace, et le rapportait à Paris. Ce père était le chevalier Destouches, commissaire d’artillerie, que l’on nommait Destouches-Canon pour le distinguer de plusieurs autres Destouches. Grand libertin, séducteur de métier, ce n’en était pas moins un homme honnête et un cœur pitoyable. Au retour d’une

  1. L’église de Saint-Jean-le-Rond a été démolie en 1748.
  2. A Crémery, près de Montdidier.