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des attaques si violentes, que je ne comprends pas encore comment le fond de ma santé n’en est pas resté altéré ; mais cette sorte de maux a du moins l’avantage de n’avoir nulle suite… » Ne peut-on croire que le chagrin d’un amour contrarié amena chez la jeune fille de fortes crises de nerfs, et qu’elle prétendit les calmer par des doses répétées d’opium, suivant la funeste habitude qu’elle contracta dès cette époque et qu’elle conserva toute sa vie ? De là à une tentative de suicide, il n’y a qu’un pas à franchir pour l’imagination d’un dramaturge ou la malveillance d’une ennemie.

Quoi qu’il en soit, tout s’apaisa plus vite, plus aisément qu’on n’eût pu s’y attendre. Découragement, ou déférence aux désirs exprimés par Mme du Deffand, M. de Taaffe quitta Paris, revint en Angleterre. Si les deux amoureux, comme semble le croire la marquise[1], gardèrent d’abord quelque correspondance, les lettres s’espacèrent promptement, et ce fut bientôt le silence. Il est à remarquer que Mlle de Lespinasse, — si généreuse de confidences sur son passé sentimental, — ne fait, dans aucune de ses lettres, allusion à cette page de sa vie, et qu’elle parle, au contraire, avec une insistance marquée, de M. de Mora comme du premier qui ait allumé dans son cœur la flamme du véritable amour. On en peut inférer que ce petit roman fut moins un entraînement profond qu’une fièvre d’imagination, une passion qu’une passionnette, une de ces bouffées de jeunesse, qui, au premier moment, semblent un ouragan prêt à tout emporter, et qui, aussitôt dissipées, ne laissent guère plus de trace dans l’âme qu’un coup de vent rapide sur la mobile surface d’un lac.

Le dénouement de l’aventure suffit à justifier l’attitude de Mme du Deffand et démontre sa clairvoyance. On doit d’ailleurs lui rendre cette justice que rien, jusqu’à présent, dans sa conduite à l’égard de Julie, ne donne matière à la critique. Les infidélités notoires de ses anciens admirateurs, l’exclusive attention qu’ils donnent à la nouvelle venue, l’idylle engagée sous son toit et poursuivie longtemps au mépris de sa volonté, la place chaque jour plus grande que prend dans tout son entourage celle qu’elle aurait pu reléguer à la condition effacée d’une modeste comparse, elle a tout accepté sans humeur apparente.

  1. Lettre du 12 avril 1766 à Crawford. — M. de Taaffe mourut en Angleterre au mois d’octobre 1773 : « Sa mort m’a surprise, écrit Mme du Deffand à Walpole ; il y a quinze ans qu’elle m’aurait fâchée. »