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occasion du moins, Mme du Deffand montra pour, elle toute l’affection, toute la prudence et tous les soins d’une mère. » Mais ses remontrances se heurtèrent contre une résistance obstinée ; et elle connut alors, — peut-être avec quelque surprise, — la vraie Julie de Lespinasse, sage, docile, raisonnable, lorsque son cœur n’est pas intéressé, violente, intraitable, exaltée jusqu’à la folie, dès que l’amour se met de la partie. Conseils et exhortations se montrant inutiles, force fut à la fin d’user d’une autre méthode, de recourir contre « cette mauvaise tête[1] » à l’autorité conférée par l’âge, par l’expérience et par la parenté. Julie reçut défense de revoir l’Irlandais, ordre formel « de se tenir désormais dans sa chambre » chaque fois qu’il paraîtrait dans le salon de Saint-Joseph.

Quelles scènes il s’ensuivit, mêlées de colère et de larmes, on ne peut que le deviner à travers le récit sommaire de Mme de La Ferté-Imbault. Citons seulement ce fait, qu’elle tient, dit-elle, de la bouche même de Mme du Deffand : « De fureur, la demoiselle prit une telle dose d’opium, qu’elle en resta infirme toute sa vie ; » ce qu’on peut rapprocher du passage suivant de La Harpe[2], encore qu’il ne précise ni la cause ni la date de cet acte de désespoir : « Sa tête déjà très vive s’exalta au point qu’elle résolut de s’empoisonner. Elle prit soixante grains d’opium, qui ne lui donnèrent point la mort qu’elle désirait, mais qui la jetèrent dans des convulsions épouvantables, dont ses nerfs demeurèrent toujours attaqués. Mme du Deffand fondait en larmes amères auprès de son lit : Il n’est plus temps, madame, lui disait Mlle de Lespinasse, qui croyait n’en pas revenir. » Malgré l’autorité de ces deux témoignages, il est permis de supposer ici quelque exagération. Remarquons en effet que la marquise de La Ferté-Imbault affirme savoir l’anecdote de Mme du Deffand, qui la contait au lendemain de sa brouille mortelle avec son ancienne protégée, et que La Harpe, auteur dramatique de métier, a déjà plus d’une fois travesti et romantisé l’histoire de Mlle de Lespinasse. Une lettre de Julie, qui date de ce même temps et qu’elle adresse à Abel de Vichy, peut fournir une explication moins tragique et plus vraisemblable : « Je connais par expérience les maux de nerfs, lui dit-elle[3] ; j’en ai eu

  1. Souvenirs inédits de Mme de La Ferté-Imbault. Loc. cit.
  2. Correspondance littéraire, t. I.
  3. Lettre du 13 juin (1759 ou 1760). Arch. de Roanne.