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contemporains sont d’accord sur le fait, — et le morceau qu’il lui décoche, sous le nom de portrait, au début de leur connaissance, a l’allure d’une déclaration. Il a toutefois peu d’illusions sur ses chances de succès : « On mettrait de l’obstination à vous tourner la tête, gémit-il mélancoliquement, mais on en serait souvent pour ses frais ! » Chez le vieux président, l’ « obstination » fut telle, qu’ « il songea sérieusement, assure La Harpe, à l’épouser. » Est-il nécessaire d’ajouter qu’il en fut « pour ses frais, » comme époux et comme soupirant, et que jamais il n’obtint autre chose qu’une respectueuse et reconnaissante affection, dont il eut d’ailleurs le bon goût de se proclamer satisfait ?

Je ne saurais en dire autant des sentimens de Mlle de Lespinasse envers un autre adorateur, familier, lui aussi, du salon de Saint-Joseph, bien qu’il fût né loin des bords de la Seine. Sur ce court épisode, — où, pour la première fois, on perçoit le battement de ce cœur passionné, — bien des détails nous demeurent inconnus ; on a même hésité longtemps sur l’identité de celui qui en fut le héros. Voici le peu qu’apprennent les documens que j’ai eus sous les yeux[1]. La famille des vicomtes de Taaffe, une des plus anciennes de l’Irlande, se partageait, au XVIIIe siècle, en deux rameaux distincts. La branche aînée, dont le chef portait le nom de lord Carlingford, avait émigré en Autriche et pris racine à Vienne ; l’un de ses descendans, John, vicomte de Taaffe, gendre du chancelier de l’Empire, joua un rôle important dans la diplomatie autrichienne et vint plus d’une fois à Paris, chargé de missions politiques ; ce n’est pourtant pas celui-là, comme on l’a supposé, que connut et qu’aima Julie de Lespinasse, mais un de ses cousins, issu de la branche cadette, restée fidèle à l’Angleterre. Cette seconde branche était alors représentée par deux frères, répandus l’un et l’autre dans la société de Paris, où ils faisaient de longs séjours. L’aîné, Théobald de Taaffe, membre de la Chambre des communes[2]y fut, en l’année 1752, victime d’une fâcheuse aventure : à la suite d’une querelle de jeu, certain usurier juif du nom d’Abraham Payba porta plainte contre lui et le fit jeter en prison, où il resta trois jours. Relâché d’abord, acquitté ensuite, il se tira d’affaire sans dommage et sans discrédit, car nous voyons, deux ans après,

  1. Souvenirs inédits de Mme de La Ferté-Imbault. — Memoirs of the family of Taaffe, Vienne, 1856. — Journal du duc de Luynes, etc.
  2. Il était député de la ville d’Arundel