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une privation qui m’était aussi sensible. Si vous pouviez juger de tout ce que votre absence me coûte, cela me vaudrait, sinon un second baptême, du moins une seconde agonie. Il est singulier, mais il est pourtant vrai, que c’est un des momens les plus heureux de ma vie que cette agonie, puisque j’ai le bonheur de vous convaincre de la tendresse et de la sincérité de mon attachement… »

Eau bénite de cour, dira-t-on. Mais les lettres confidentielles de Mlle de Lespinasse à Abel de Vichy témoignent des mêmes sentimens et montrent que, l’année d’après, la confiance et l’intimité subsistent entre les deux femmes. Quand un léger malentendu indispose la marquise contre son jeune neveu, c’est à Julie qu’échoit le rôle d’ambassadeur, c’est par elle que s’opère la réconciliation[1]. Nulle trace, dans leurs rapports, de hauteur ni de tyrannie d’un côté, de dépendance ni d’infériorité de l’autre ; tout dénote au contraire une amicale égalité, la familiarité de personnes du même rang, chez lesquelles la distance des âges établit seule une différence de ton, l’une maternelle sans despotisme, l’autre déférente sans bassesse. Rien même, il faut le dire, n’autorise à penser qu’en venant vivre auprès d’une femme aveugle et déjà vieille, Julie ait, du même coup, endossé les fonctions de lectrice ou de secrétaire ; c’est le rôle dévolu à Wiart, et quelquefois à Mlle Devreux ; lorsqu’ils sont suppléés par Mlle de Lespinasse, c’est un service qu’elle rend de bonne grâce et par complaisance, ’mais non pas un emploi auquel elle est astreinte. Elle ne reçoit d’ailleurs ni traitement ni salaire : si jadis Mme du Deffand, dans les pourparlers de Champrond, a parlé d’assurer à sa future compagne « une pension viagère de 400 livres, » aucune stipulation écrite ne confirma cette vague promesse, qui, dans aucun moment, ne fut suivie d’exécution. Chacune, au résumé, conserve son indépendance ; et ce n’est pas de ce côté qu’apparaît le point noir d’où sortira le souffle de tempête.

Le danger qui menace le repos de Julie naîtra de sa jeunesse et de la grâce qui l’environne. « Je suis naturellement défiante, lui avait jadis écrit Mme du Deffand[2], et tous ceux en qui je crois de la finesse me deviennent suspects, au point de ne pouvoir plus prendre aucune confiance en eux. » L’aveu eût été

  1. Lettres de Mlle de Lespinasse au marquis de Vichy. Archives de Roanne.
  2. Lettre du 13 février 1754.