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du passé. On ne saurait dire d’elle ce qu’elle écrit spirituellement de son ombrageuse protectrice : « Il est plus difficile d’être bien avec elle qu’avec Dieu ; un péché véniel fait perdre en un instant le mérite de plusieurs années de soins. »


III

Je ne poursuivrai pas plus loin le parallèle ; j’ai suffisamment indiqué quels étaient les rapports et les points de contact des deux femmes que la destinée venait de rapprocher dans une étroite communauté de vie ; et l’on a déjà pu prévoir que de cette ressemblance même, du choc de tempéramens identiques, devra surgir, un jour ou l’autre, un antagonisme profond. Ce ne sera pourtant que l’œuvre des années ; aucun orage, aucun nuage même, dans la première période, ne semble avoir troublé la sérénité d’un beau ciel. Quand Mlle de Lespinasse dira plus tard de son séjour à Saint-Joseph : « Moi qui ai été victime de la méchanceté et de la tyrannie pendant dix ans…, » elle commettra, sans en avoir conscience, une réelle injustice. Les tristesses des dernières années auront, comme il arrive, effacé le souvenir des heureux momens du début ; car, selon sa propre remarque, « ce qui fait mal se grave profondément, et tout ce qui plaît n’est que passager et fugitif[1]. » La vérité est que rarement semblable association s’annonça sous de plus favorables auspices et que la lune de miel fut plus longue qu’on n’aurait pu croire. Il suffit d’en appeler au témoignage direct des deux intéressées : « Mlle de Lespinasse est bien vivement touchée des choses charmantes que vous dites d’elle, écrit en juillet 1755 la marquise du Deffand au chevalier d’Aydie. Quand vous la connaîtrez davantage, vous verrez combien elle le mérite ; chaque jour, j’en suis plus contente. » La marquise, à cette même époque, fait séjour à Montmorency, où Julie, légèrement souffrante, ne peut l’accompagner ; cette séparation d’une semaine leur coûte au point qu’elles s’écrivent presque tous les jours : les lettres de Julie qui nous sont conservées respirent la plus sincère tendresse : « Enfin, madame, j’ai eu de vos nouvelles ; et quoiqu’il soit assez simple que je n’en aie reçu qu’aujourd’hui, j’étais prête à me plaindre de ce que vous me faisiez souffrir

  1. Lettre à Condorcet. Octobre 1772.