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ruisseaux passés, présens et à venir, pour leurs frères les oiseaux, pour leurs cousins les ormeaux. M’en voilà corrigé, et mes lettres n’en seront que plus agréables pour vous. » M, le de Lespinasse se reconnaît la même infirmité, quand elle fait cet aveu vers la fin de sa vie : « J’ai toujours été en mouvement, j’ai été partout, j’ai tout vu, et je n’ai eu qu’une pensée. Pour une âme malade, la nature n’a qu’une couleur, tous les objets sont couverts de crêpe. » Veut-on savoir comment Julie apprécie le poème des Mois, de son ami Roucher : « J’admire de toute mon âme son talent, mais l’emploi qu’il en fait m’ennuie… Les diamans, l’or, l’arc-en-ciel, tout cela ne touche pas l’endroit sensible de mon âme. Un mot de ce que j’aime, son sommeil même, animent plus en moi tout ce qui vit et qui pense que toutes ces richesses factices. » N’est-ce pas, et presque mot pour mot, ce que dit Mme du Deffand du poème des Saisons, par le marquis de Saint-Lambert : « Il y a un peu trop de pourpre, d’or, d’azur, de pampres, de feuillages. Je n’ai pas beaucoup de goût pour les descriptions ; j’aime qu’on me peigne les passions ; mais les êtres inanimés, je ne les aime qu’en dessus de porte. »

Ce ne sont point rencontres de hasard ; l’empreinte est indéniable, mais d’autant plus profonde et d’autant plus aisément subie, que les deux femmes, issues d’une commune origine, ont reçu en naissant des qualités et des défauts pareils. L’exemple et les leçons de l’une n’ont eu qu’à développer chez l’autre les germes héréditaires. Cette similitude de natures apparaît encore plus frappante quand il s’agit, non plus du tour d’esprit, des goûts en art ou en littérature, de l’écorce extérieure de l’âme, mais de l’essence de l’être, de ces instincts profonds, sur quoi l’éducation ne saurait avoir prise. Toutes les deux, avant tout, et presque à un égal degré, sont des créatures de passion. En ce qui concerne Julie, le qualificatif ne sera certainement contesté par personne. Il n’est guère moins exact, malgré son air de paradoxe, si on l’applique à Mme du Deffand. Chaleureuse, emportée, elle l’est chaque fois que son cœur est en jeu, chaque fois qu’on touche à une personne quelle aime, ou qu’on la froisse elle-même, — serait-ce sans le vouloir et d’une main innocente, — dans un des points sensibles de son âme. « La passion, écrit d’elle Julie de Lespinasse[1], préside à la plupart de ses

  1. Portrait de Mme du Deffand, par Mlle de Lespinasse, passim.