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et les entretiens se prolongent jusque bien avant dans la nuit. Quand, par hasard, elle sort le soir, elle s’évertue de toutes manières à retarder l’instant de rentrer au logis : à la sortie de l’Opéra, elle va chez la duchesse de La Vallière, la maréchale de Luxembourg, le président Hénault ; après quoi, elle propose, à deux heures du matin, d’aller tous ensemble, en carrosse, faire un tour par la ville, parce qu’il est, dit-elle, « trop tôt pour se coucher. » Ces habitudes nocturnes sont pour Horace Walpole lorsqu’il lui sert de compagnon, un éternel sujet de plaintes, en même temps que d’admiration pour la « faiblesse herculéenne » de sa septuagénaire amie.

L’instant de son triomphe, comme de sa meilleure joie, est celui du souper, la grande affaire de la journée, « l’une des quatre fins de l’homme, » comme elle dit, en ajoutant négligemment : « J’ai oublié les trois autres. » Parfois, elle soupe en ville, mais, la plupart du temps, chez elle, avec trois ou quatre personnes, presque toujours les mêmes. Puis, une fois la semaine, — quelque temps le dimanche, et plus tard le samedi, — c’est un grand et nombreux souper, où se rencontrent, « sans se combattre et sans se fuir, » les personnages les plus divers, souvent même les plus opposés, que rassemble un seul trait commun, l’esprit, le don de la conversation brillante. Nulle part on ne cause comme chez elle. Elle ne se pique d’ailleurs point d’autre luxe, et ses convives savent à l’avance qu’ils feront assez pauvre chère. Elle eut longtemps un cuisinier fameux pour son impéritie, et qui désolait par ses sauces le palais raffiné du président Hénault : « Entre lui et la Brinvilliers, disait-il avec un soupir, il n’y a de différence que dans l’intention ! »


Passer sans transition de l’existence austère de Champrond et du cloître au genre de vie que je viens d’esquisser, dut être pour Julie une surprise assez forte. Sa première impression paraît n’avoir été que de l’émerveillement : « Que je me hais, s’écriera-t-elle au souvenir de ce temps, de ne pouvoir aimer que ce qui est excellent ! que je suis devenue difficile ! Mais voyez si c’est ma faute, voyez quelle éducation j’ai reçue : Mme du Deffand, — car pour l’esprit elle doit être citée, — le président Hénault, l’abbé Bon, l’archevêque de Toulouse[1], celui d’Aix[2],

  1. Loménie de Brienne, le futur ministre de Louis XVI.
  2. Boisgelin de Cicé.