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quelque chose de morne, de distrait, de désenchanté ; mais, dès qu’elle parle ou qu’elle écoute, ce froid visage s’anime, l’esprit et la malice étincellent sur ces traits flétris, et dans ces yeux — autrefois si brillans, à présent éteints pour toujours, — s’allume comme une flamme intérieure, qui donne l’illusion du regard. Personne d’ailleurs ne suppléa jamais avec plus d’habileté au don précieux qu’elle a perdu : au moyen d’une machine qu’elle s’est fait spécialement construire, elle écrit vite et fort lisiblement ; son active imagination lui représente les personnes et les choses avec une telle exactitude, qu’elle les décrit au naturel. « Elle est, assure Mme Necker, aveugle à notre insu, et presque a« sien. » — « Le son de la voix lui peignait les objets, ajoute le président Hénault, et elle était aussi à propos qu’avec les meilleurs yeux. On eût dit que la vue était pour elle un sens de trop. »

Le grand changement que l’on remarque en elle depuis sa cécité est qu’elle ne peut, fût-ce un instant, s’accommoder de la solitude. Elle aimerait mieux, comme elle l’avoue, « le sacristain des Minimes pour compagnie que passer ses soirées toute seule. » Elle emploie sa journée, ou, pour mieux dire, sa nuit entière, à se faire lire, à dicter ou à converser, dans son fauteuil ou son « tonneau, » ayant sur ses genoux ses deux chats angoras, au col desquels s’enroulent d’énormes colliers de rubans, deux chats que remplacera bientôt Tonton, le plus hargneux des chiens, « qu’on adore d’autant plus qu’il dévore plus de monde, » si méchant, que Walpole proposera que, chaque soir, il soit, après cinq heures, mis sous bonne garde à la Bastille. « Je ne découche jamais, et je ne fais point de visites, » écrit-elle. Le bruit du monde et le train des causeries sont sa seule distraction ; elle ne connaît d’occupations que celles qui exercent l’esprit. Cette existence factice se déroule rarement à la lumière du jour ; par là, elle est bien de ce temps où les femmes veillent si tard qu’elles reçoivent le surnom de lampes, de ce temps où l’auteur d’un roman à la mode écrit d’une de ses héroïnes : « Il n’y avait rien qu’elle ne préférât au chagrin de s’aller coucher[1]. » Pour Mme du Deffand, l’activité débute à l’heure où la nature nous conseille le repos. Jamais elle ne sort de sa chambre avant six heures du soir ; à ce moment, commence le long défilé des amis,

  1. Duclos, Confessions du comte de X.