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— À qui la faute ? me dit mon étudiant. Croyez-vous que les cabaretiers roumains se privent d’en débiter ? On accuse toujours les Juifs de la misère des paysans : ce n’est pas juste. Ils leur vendent de mauvaises drogues, mais ils n’ont pas les moyens de leur en vendre de bonnes. Je ne vois pas pourquoi je ne les aimerais pas. Ils ont deux jambes, deux bras, un cœur et une tête comme nous. Ne faut-il pas qu’ils vivent ? Vivent les Juifs et vivent les socialistes ! — Qui donc, lui dis-je en riant, déplorait que la jeunesse de votre pays fût désenchantée ? Vous avez de généreux enthousiasmes. — J’en ai d’autres encore, fit-il avec un coup d’œil malin. » Mais je ne jugeai pas à propos de le pousser sur ses plus secrètes ferveurs …

iii. — dans une confiserie de piatra

C’est à Piatra, dans cette jolie ville peinte au creux des montagnes, que j’eus la plus forte impression peut-être de l’étrange état social des cités moldaves. Le même spectacle m’y apparaissait que dans les villes cynghalaises, cochinchinoises ou de l’archipel des Philippines : d’un côté, une population indigène qui conserve ses usages, ses rites, son esprit, ses dieux ; de l’autre, une société de conquérans et de colons qui se contente de gouverner et d’exploiter le travail des indigènes. Mais ici, quelle différence ! Ce sont les indigènes qui gouvernent et les colons qui forment le gros de la population. Il semblerait que cette terre appartînt aux Juifs et fût conquise par les Roumains. Elle appartient aux Roumains et elle est accaparée par les Juifs. Les conquérans qui d’ordinaire imposent leurs lois aux premiers habitans du sol subissent ici les lois de ces premiers habitans. Ils sont le nombre, ils sont la force, ils possèdent presque tout, sauf le droit de tout posséder. Les parias ont une patrie : ils n’en ont pas. Les étrangers se réclament d’un ministre ou d’un consul : ils n’ont ni consul ni ministre. Aucun drapeau ne les couvre. Ils vivent en marge des nations. Et cependant on les devine très assurés de leur puissance et très délibérés dans leur allure. Il se pourrait que ce fussent les citoyens de l’Europe.

La ville de Piatra reçoit une éternelle gaîté de son impétueuse et charmante Bistritza qui descend des montagnes en galopant sur les pierres. Toute la saison, des radeaux de bois en descendent avec elle. Ils courent sur l’écume des vagues, rasent