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aurait portés aux idées tristes si nous (n’avions eu comme compensation le ressort merveilleux de la jeunesse, la joie d’avoir atteint le but désiré et la nécessité du travail. Nous n’étions pas à l’Ecole pour nous reposer. Deux examens nous guettaient : la licence au bout de la première année, l’agrégation au bout de la troisième. On ne jouissait réellement d’une certaine liberté d’esprit et d’une certaine indépendance de travail que pendant la seconde année, parce que cette année-là était la seule où l’on n’eût pas d’examen à passer. La première année avait au contraire pour nous une importance capitale. Non seulement il s’agissait de réussir à la licence, mais d’être classé dans la section de son choix, lettres, philosophie, histoire, grammaire. Il fallait donc commencer par un coup de collier.

Les conférences auxquelles nous assistions n’exigeaient plus, comme les classes du collège, des rédactions ou des devoirs réguliers. Avec une grande largeur d’esprit nos maîtres nous laissaient à cet égard toute latitude. Ils indiquaient une direction. C’était à nous de la suivre strictement ou de la modifier en toute indépendance. Quoiqu’ils fussent très différens les uns des autres, ils s’entendaient sur un point : ne pas nous gêner dans le choix de nos études, ne nous demander que du travail. Ce multiple enseignement nous était donné par des hommes d’un rare mérite : Wallon, la solidité même ; Jacquinet, la délicatesse, la finesse et la subtilité du goût ; Gibon, la connaissance approfondie de la grammaire latine ; Havet, la fermeté et la force d9 l’esprit ; Jules Simon, la parole la plus abondante et la plus insinuante, l’aisance, la grâce et le charme dans les matières les plus abstraites. Il faut cependant que je l’avoue : aucun de ces maîtres éminens, sans doute parce que nous ne les voyions qu’une fois par semaine au*lieu de les voir tous les jours, n’a exercé sur moi la même influence que mes professeurs de rhétorique. C’est à ceux-ci que je dois le pli de mon esprit.

J’ai beaucoup gagné aussi au contact de mes camarades, hélas ! presque tous disparus, mais dont les physionomies restent si vivantes au fond de mon souvenir. Gandar, mon compatriote, grand remueur d’idées, qui a écrit un beau livre et qui en aurait écrit plusieurs si la mort ne l’avait interrompu trop tôt ; Jules Girard, esprit si fin et si juste, l’homme de notre temps qui aie mieux connu la Grèce antique, le plus athénien des habitans de Paris ; Beulé, âme d’artiste, désigné par ses dons naturels pour