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Le pauvre abbé Jean fut ébranlé à son tour par cette opposition inattendue, et commençant à craindre de se tromper, il consulta. L’avis demandé s’étant trouvé conforme à ses secrets désirs, il se crut suffisamment autorisé à presser son frère davantage, et encore une fois, celui-ci céda. De telles hésitations, succédant brusquement à de si vifs mouvemens de ferveur, étaient bien de nature à faire concevoir des doutes sérieux sur la réalité de la vocation de celui qu’on appelait déjà l’abbé de Lamennais. Malheureusement on les oublia, ou l’on n’en tint pas compte, lorsque, après un intervalle de six années, on lui persuada de se lier par un contrat indissoluble.


III


Ces six années peuvent être comptées parmi les années les plus malheureuses de l’existence si tourmentée du grand écrivain. Il les passa à la Chesnaie, où il s’était retiré presque aussitôt après son ordination, dans la pensée d’y travailler avec plus de loisir à un grand ouvrage entrepris en collaboration avec l’abbé Jean[1]. Peut-être aussi, au collège de Saint-Malo, commençait-il à se sentir mal à l’aise dans un milieu purement ecclésiastique.

S’il avait espéré trouver la paix dans la solitude, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il s’était trompé. Dès qu’il fut seul, en face de lui-même, l’ennui le ressaisit et le plongea dans une tristesse plus sombre et plus désolée que jamais. Rien de monotone comme la correspondance de Lamennais dans cette phase douloureuse de sa vie. C’est la plainte émouvante d’une âme qui, douée des plus hautes facultés, se cherche encore elle-même, en proie à toutes les angoisses de l’esprit et du cœur.

Il essaya d’abord de se persuader que cette tristesse qui l’envahissait de toutes parts n’était qu’une épreuve passagère, et il se flatta d’en triompher en étouffant impitoyablement ces vagues aspirations, ces désirs inquiets, qui le harcelaient sans cesse, le poussant à sortir de lui-même et à écrire. Des rêves de célébrité l’obsédaient malgré lui ; il les repoussait comme de dangereux fantômes, et, résolu à ensevelir sa vie dans une obscurité profonde, il espéra, qu’à ce prix du moins, il trouverait la paix.

  1. La Tradition de l’Église sur l’Institution des évêques, 3 vol. in-8o.