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sur l’Indifférence avait à peine songé à emporter quelques maigres ressources. Ces ressources s’épuisant rapidement, il lui fallut pour vivre se mettre en quête d’un emploi. Le rôle de solliciteur lui convenait moins qu’à tout autre ; et il ne lui réussit point. Son aspect chétif, son visage maigre et pâle, son geste timide et gauche, je ne sais quoi de négligé dans son costume dont la pièce principale consistait en une redingote à larges revers et d’une ampleur démesurée ; tout cet extérieur en un mot que Lacordaire qualifiait plus tard d’« extérieur de sacristain » n’était pas propre à éveiller le soupçon de sa valeur personnelle, et lui valut, paraît-il, d’étranges humiliations.

Sa situation devenait chaque jour plus embarrassante, quand il eut le bonheur de faire la rencontre d’un autre réfugié français, originaire, comme lui, de la Bretagne, l’abbé Guy-Toussaint Carron. Chassé de Rennes par la Révolution, ce prêtre, dont tous les témoignages s’accordent à louer la grande bonté, avait déployé sur la terre étrangère autant de zèle et de remuante activité qu’il en avait naguère montré dans sa ville natale. À Londres, il avait fondé et il dirigeait deux écoles et divers établissemens charitables réservés surtout aux émigrés.

L’excellent homme fut ému de la situation difficile de son jeune compatriote. Celui-ci avait d’ailleurs à sa bienveillance un titre de haute valeur : il était écrivain. Or le bon abbé Carron se piquait lui-même de littérature pour avoir publié quelques ouvrages d’hagiographie ou de piété. Il accueillit donc avec une extrême cordialité celui que la nécessité contraignait à rechercher son appui ; il lui procura dans une école située à Kensington-Rhore une place de professeur, et le mit ainsi à l’abri de la misère dont il commençait à ressentir vivement les atteintes. En peu de temps, d’affectueuses et confiantes relations s’établirent entre le protecteur et le protégé. L’un, brusquement séparé des siens, trouva de la douceur à ouvrir son cœur sans réserve à ce vieillard dont l’exquise bonté se nuançait d’une teinte de candeur ; l’autre, rejeté inopinément dans les incertitudes et les tristesses de l’exil, s’éprit d’une profonde et tendre sympathie pour le jeune homme dont il admirait la belle intelligence, la riche et délicate nature. C’est ainsi qu’entre ces deux hommes, si différens à tous les points de vue mais rapprochés par une commune infortune, il s’établit une intimité étroite qui devait avoir une fatale influence sur la destinée de Lamennais.