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se tromper. Il remerciait même quelquefois ses interlocuteurs d’avoir osé lui tenir tête et défendre la vérité contre lui.

Arrêtons-nous un instant au portrait de cet aïeul que nous avons eu la bonne fortune de conserver jusqu’à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, qui est demeuré jusqu’au bout le chef respecté et vénéré d’une nombreuse famille. C’était un homme de taille moyenne, large d’épaules, entièrement rasé, toujours vêtu d’un costume marron, l’air sérieux et réfléchi, avec un œil plein de finesse et un sourire bienveillant. Il n’avait guère été à l’école que dans un couvent de moines du voisinage, chez les Carmes de Longwy-bas, mais il s’était formé lui-même au contact des hommes. Son goût prononcé et son aptitude pour le dessin avaient fait de lui un géomètre, un arpenteur, un architecte. Il excellait à tracer des plans et lorsqu’il s’était agi de les exécuter, grâce à son esprit d’observation, il était passé sans trop de peine de la théorie à la pratique. Il devint ainsi entrepreneur des travaux du génie dans une des places fortes les plus importantes du premier Empire. Les généraux pour le compte desquels il travaillait rendaient tous hommage à son talent et à sa probité. J’en ai connu quelques-uns. L’un d’eux me racontait qu’un jour à Mayence, en se rendant au bureau du génie, il avait failli recevoir sur la tête un sac rempli d’or qu’un sous-entrepreneur venait offrir à M. Aubrion pour obtenir qu’on fermât les yeux sur quelques malfaçons, et que M. Aubrion avait jeté avec indignation par la fenêtre.

L’administration française avait laissé dans les Provinces rhénanes un souvenir d’honnêteté dont j’ai encore trouvé la trace dans ma jeunesse. Avant que la résurrection du second Empire n’eût inquiété les populations allemandes, on parlait sur les bords du Rhin avec estime et même avec regrets du long séjour qu’y avaient fait les Français. La Révolution de 1848 faite au nom de la liberté avait eu en Allemagne un long retentissement et avait suscité un peu partout des mouvemens analogues. On ne se refroidit pour nous qu’après l’élection du prince Louis-Napoléon. Son nom, qui rappelait aux Allemands des souvenirs de conquête, résonnait comme une fanfare de guerre. Les cœurs qui s’ouvraient se refermèrent aussitôt. C’est alors, mais seulement alors, que nous sommes redevenus l’ennemi héréditaire, désigné à la haine des générations nouvelles par tout le monde enseignant.