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III

Pendant qu’au lycée, j’apprenais à connaître les habitans de Metz, un autre aspect de la vie familiale me mettait en relations avec les habitans de la campagne lorraine. La famille de ma mère possédait un petit bien dans le département de la Moselle, à Rehon, tout près de la frontière belge et luxembourgeoise. J’y étais né, j’y avais été nourri, et j’y passais régulièrement mes vacances chez mes grands-parens maternels. C’est une habitude à laquelle je n’ai manqué que deux fois dans ma vie, lorsque j’étais retenu loin de la France par mon séjour à l’Ecole d’Athènes. Rehon est le lieu qui a abrité une partie des miens depuis deux siècles. J’y reste d’autant plus fidèle que j’y retrouve à la fois les souvenirs les meilleurs et les plus poignans de ma vie. La plupart de ceux qui me sont chers reposent dans le petit cimetière qui entoure l’église. Il n’y a pas un coin du village où je n’aie joué enfant, pas un sentier que je n’aie suivi des milliers de fois, pas une des vieilles maisons dont je ne connaisse l’histoire.

C’était, il y a soixante ans, un hameau d’une trentaine de feux, blotti sous une colline boisée qui l’abrite contre le vent du nord, traversé par un ruisseau, borné par la Chiers, petite rivière qui prend sa source en Belgique, près d’Arlon. Des bois profonds entourent la vallée, sur laquelle s’étendent des prairies et, de temps en temps, au versant des hauteurs quelques champs cultivés. Une centaine d’habitans vivaient là dans une retraite paisible. La plupart possédaient un lopin de terre, un jardin qu’ils cultivaient, une vache, des chèvres, des porcs. Les plus pauvres blanchissaient le linge de la ville voisine de Longwy ou braconnaient sur la rivière. Aucune industrie. Au milieu de la médiocrité générale des fortunes, deux familles seulement émergeaient, celle d’un propriétaire qui cultivait une trentaine d’hectares et celle de mon grand-père. Au temps où il fallait payer deux cents francs de contributions pour prendre part à l’élection des députés, le hameau de Rehon ne comptait que ces deux électeurs.

L’un était bien du cru, de la race locale. L’autre, mon grand-père, né en 1765, venait d’une tout autre origine. Il appartenait à la famille irlandaise des O’Brien qui avait suivi en France la fortune des Stuarts. Tant que ceux-ci avaient vécu des