Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 26.djvu/562

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’âme et la fierté de sa future compagne. Jamais, dans aucune circonstance, fût-ce quand il pourrait y aller du bonheur de sa vie, Julie n’aura l’idée de revenir sur sa parole ; elle a le droit, au déclin de son existence, d’écrire ces lignes orgueilleuses : « Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à la mémoire de ma mère et à la maison d’Albon ! Voilà comme le monde juge, comme il voit. Hé ! bon Dieu, sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges ! mon âme n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; tout entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force, ni honnêteté, pour supporter la pauvreté et pour dédaigner les avantages de la vanité ! »

La violente opposition de la famille des deux intéressées les mettait l’une et l’autre dans une passe assez délicate. Julie surtout, inconnue, sans appui, pouvait tout redouter de l’accueil qui lui serait fait, en de telles conditions, par la société parisienne. C’est ce que comprit la marquise ; aussi s’employa-t-elle avec une adresse consommée à prévenir le péril qui menaçait sa protégée. Un mois d’avance, elle met ses amis en campagne, Tencin d’abord, fort bien vu à la Cour et craint de tous pour son audace et son esprit d’intrigue, ensuite Hénault, familier de la Reine et l’homme le plus répandu de Paris. Le terrain une fois préparé, elle frappe un coup direct, en s’adressant à celle dont l’appui peut suffire à briser toutes les résistances ; je veux parler de la duchesse de Luynes. Tante de la marquise du Deffand, à laquelle elle garda toujours une tendresse indulgente, Mme de Luynes, par son rang, par son caractère, par son intimité avec Marie Leczinska, jouissait dans sa famille comme dans la société d’une autorité reconnue. Associer à son jeu une pareille partenaire équivalait, ou peu s’en faut, à gagner la partie ; et Mme du Deffand déploya, pour se l’assurer, tout l’art de sa diplomatie, toutes les ressources de sa plume.

Je ne saurais citer ici dans son entier la lettre où elle plaida sa cause[1], lettre longue, étudiée, aux allures de mémoire, vrai chef-d’œuvre de politique et d’éloquence insinuante. Tous les faits que j’ai racontés y sont rappelés et présentés avec un art incomparable ; aucun reproche direct, aucune accusation

  1. 30 mars 1754.