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où le comte d’Albon ne lui ouvrirait point sa bourse, et autres raisons du même genre ; mais elle gâta tout l’effet de son éloquence en laissant entrevoir, au bout de son discours, une autre porte de sortie. Au lieu de se morfondre à Lyon, qui empêcherait Julie de se chercher une retraite à Paris ? N’y aurait-il point place pour deux dans le couvent de Saint-Joseph ? Et puisqu’elles paraissaient mutuellement se convenir, ne pourraient-elles essayer dans l’avenir d’associer leurs deux solitudes ? Ce ne fut qu’une insinuation murmurée à l’oreille, à la veille du départ ; toutefois ces simples mots brillèrent comme un rayon dans une nuit sans étoiles : « Il me parut que ce serait pour elle le comble du bonheur ! » On ne pouvait songer à réaliser ce dessein sur-le-champ, mais on se reverrait à Lyon et l’on s’écrirait d’ici là : « Elle me demanda en grâce de lui donner de mes nouvelles et de trouver bon qu’elle m’écrivît ; j’y consentis avec plaisir. » Sur toute chose, il fut entendu qu’on garderait de part et d’autre un inviolable secret.

Octobre touchait à sa fin. Camille d’Albon, faute de pouvoir venir lui-même, avait expédié à Champrond une personne de confiance pour escorter sa sœur dans son voyage ; et l’heure avait sonné de la séparation. Le moment des adieux provoqua des scènes plus touchantes qu’on n’aurait pu le supposer. M. et Mme de Vichy parurent sincèrement attendris ; ils conjuraient Julie « de ne les point quitter, » de leur laisser au moins l’espoir qu’elle viendrait chaque année passer la saison d’été avec eux. Julie, de son côté, se montrait fort émue ; elle gardait, malgré ses griefs, une réelle affection pour des parens si proches, dont, quatre années durant, elle avait partagé la vie ; ses lettres ultérieures[1]ne permettent aucun doute sur la force et sur la durée des sentimens qui l’animèrent jusqu’à son dernier jour. Quant aux enfans, ils pleuraient amèrement leur compagne et leur seconde mère ; toute la maison retentissait de leurs cris et de leurs sanglots. Les serviteurs eux-mêmes ne pouvaient retenir leurs larmes. Quand s’ébranla le lourd carrosse qui emportait la voyageuse, il sembla qu’avec elle s’envolât la joie du foyer et que le vieux manoir eût perdu sa parure.

L’un au moins des hôtes de Champrond ne put se faire à cette absence ; ce fut la marquise du Deffand. Le paisible séjour des

  1. Correspondance inédite de Mlle de Lespinasse, conservée à la bibliothèque de Roanne et dans les archives du marquis de Vichy.