besoin de créer une langue nouvelle… Oui certainement, j’ai plus de sensations qu’il n’y a de mots pour les rendre. » D’ailleurs, pur un juste retour, si l’un des secrets de son charme est ce don qu’elle fait de son âme, c’est par le même chemin qu’on arrive à son cœur. Elle ne saurait véritablement s’épanouir hors d’une atmosphère de tendresse. Toute sensible qu’elle est à la distinction des manières, à la séduction de l’esprit, elle est touchée bien davantage par un peu d’abandon, de confiance, d’affection réelle. Faute de ce complément, les plus belles qualités la laissent indifférente. C’est en ce sens qu’il faut entendre le reproche qu’elle fait. à Thomas : « C’est l’homme le plus vertueux, le plus sensible, le plus éloquent même ; son plus grand défaut est de n’être jamais bête ; pour moi, le mien est de l’être toujours, et Dieu merci, je n’ai pas besoin de le dire[1]. » Son tact délicat lui révèle le fond caché de ceux qui lui prodiguent les sermens d’amitié, les offres de service ; elle juge les gens d’après leurs sentimens bien plus que d’après leur conduite : « Je tiens compte des intentions, dira-t-elle, comme les autres tiennent compte des actions. »
Cette active sensibilité, poussée parfois jusqu’à l’exaltation, s’alliait, par un merveilleux phénomène, aux qualités les plus contraires en apparence. Avec « la tête la plus vive, l’âme la plus ardente, l’imagination la plus inflammable, qui aient existé depuis Sapho[2], » ce n’est pas sans surprise qu’on découvrait en elle un fond de raison, de bon sens, assez solide pour résister, sauf dans les heures de crise, aux suggestions de son cœur tumultueux. Ce contraste étonnant, ce perpétuel mélange de chaleur et de retenue, de fougue et de bienséance, d’emportement et de clairvoyance, de spontanéité dans l’âme et de réflexion dans l’esprit, c’est la grande originalité de Mlle de Lespinasse, c’est ce qui donne à sa figure un caractère unique.
Enfin, à des dons si précieux s’ajoutait celui sans lequel ils seraient tous restés sans charme, le naturel, la sincérité absolue. Qu’on n’entende point seulement par là la véracité du langage, cette droiture instinctive qui, vis-à-vis de ceux qu’elle aime, lui rend, comme elle le dit, non seulement tout mensonge, mais toute réticence « impossible ; » je veux parler de cette sincérité plus rare qui naît de l’harmonie entre l’essence intime de l’être et son expression extérieure. « Etait-elle animée par son esprit