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accoutumait ; et dès qu’elle parlait, on l’avait oubliée. » Remarquons toutefois que Guibert ne la connut qu’à l’âge de trente-huit ans, et fort défigurée par la petite vérole. Au temps où elle lia connaissance avec la marquise du Deffand, c’est-à-dire à l’aurore de la vingtième année, ses traits, sans être réguliers, formaient un ensemble agréable : la tête petite, sur un col dégagé ; des cheveux bruns abondans ; dans un visage ovale, un nez retroussé, spirituel, une bouche un peu large, mais fraîche, des yeux noirs au regard profond, étrangement expressifs, le regard de sa mère, avec plus de vivacité. Grande, élancée, bien faite, la distinction de son allure faisait contraste avec la simplicité de sa mise ; ses gestes étaient pleins de grâce et sa démarche aisée. Mais le point sur lequel insistent ses contemporains est l’extraordinaire intérêt de sa physionomie, mobile, variée, reflétant comme un clair miroir tous les mouvemens de son esprit, toutes les impressions de son âme. « J’ai vu, s’écrie Guibert, des visages animés par l’esprit, par la passion, par le plaisir, par la douleur ; mais que de nuances m’étaient inconnues avant que je la connusse ! » Tour à tour gaie, sérieuse, ironique, passionnée, parfois exquise de douceur, l’instant d’après, sous sa frêle apparence, remplie de force et d’énergie, toujours vivante et toujours naturelle, elle forçait l’attention des plus indifférens, elle devenait sans y penser le centre de toute réunion, l’unique occupation de tout ce qui s’approchait d’elle[1]. « J’ai vu, reprend Guibert, des cœurs apathiques qu’elle avait électrisés ; j’ai vu des esprits médiocres que sa société avait élevés… Vous rendez le marbre sensible, lui disais-je, et vous faites penser la matière ! »

Cette prise qu’elle a sur l’âme d’autrui tient à la chaleur de la sienne. Dans cet âge où la femme se dégage à peine de l’enfant, ignorante de la vie, encore étrangère à l’amour, une flamme pure émane de son être, anime ses traits et communique à ses moindres paroles « un inexprimable intérêt. » Tout entière à ce qui J’occupe, elle ne se donne pas à demi. Dans sa voix harmonieuse passe un écho voilé des sentimens dont vibre intérieurement son âme, sentimens trop intenses, trop délicats aussi, pour qu’elle ose, confesse-t-elle, les exposer à la trahison du langage : « Que les expressions sont faibles pour rendre ce que l’on sent fortement ! L’esprit trouve des mots ; l’âme aurait

  1. Mémoires de Marmontel. — Correspondance de Grimm., — Mémoires du président Hénault. — Éloge d’Éliza, par Guibert, etc.