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confirmée par Mlle de Lespinasse : « Elle s’intéresse tendrement à tout ce qui vous touche… Elle vous dit son avis avec sincérité et liberté, parce qu’elle vous croit très digne d’en profiter ; ainsi n’ayez ni remords, ni inquiétude ; non seulement vous êtes pardonné, mais très aimé[1]. »

Il semble, en tous cas, établi que Mme du Deffand arrivait à Champrond dans les meilleures dispositions vis-à-vis des hôtes du château et qu’elle fit effort au début pour conserver la bonne intelligence : « Toute la province, écrit-elle à Mme de Luynes peu après son départ, rendra témoignage de mes attentions pour eux, que je me louais de tout, que je me conformais à leurs usages, que, loin de causer de l’embarras dans la maison, mes domestiques leur étaient plus utiles que les leurs… Enfin, Madame, — conclut-elle non sans quelque malice, — ce qui doit vous prouver combien ils étaient contens de moi et combien ils comptaient sur mon amitié, c’est la bonne grâce et le plaisir avec lesquels ils ont reçu les petits présens que j’étais à portée de leur faire. » En admettant qu’un peu de politique entrât dans ces bons procédés, au moins un attrait spontané l’entraîna-t-il, du premier jour, vers la jeune fille pauvre, isolée, qui vivait presque en étrangère sous un toit qu’elle eût pu considérer comme sien, et qui, malgré sa fierté, n’arrivait pas à dissimuler ses souffrances. « Je m’aperçus, dit la marquise, qu’elle était fort triste et qu’elle avait souvent les larmes aux yeux. » Cette mélancolie silencieuse fut sans doute ce qui lui valut, tout d’abord l’attention, ensuite la sympathie de Mme du Deffand. Elles en furent bientôt aux causeries, et les causeries menèrent aux confidences. La pénétration aiguisée de Mme du Deffand ne fut pas longue à découvrir une des plus merveilleuses natures qu’elle eût jusqu’alors rencontrées dans toute son existence.

L’extérieur de Julie, au témoignage de ceux qui l’ont le plus aimée, n’entrait que pour une faible part dans le prestige qu’elle exerçait. « Je ne vous par le point de votre figure, lui écrira d’Alembert ; vous n’y attachez aucune prétention. » Guibert, dans l’Eloge d’Éliza, s’exprime encore avec moins de réserve : « Elle n’était rien moins que belle, assure-t-il ; mais sa laideur n’avait rien de repoussant au premier coup d’œil ; au second, on s’y

  1. Lettre du 1er avril 1760. Archives de Roanne. — Il s’agissait d’un léger malentendu entre Abel de Vichy et Mme du Deffand, malentendu que Mlle de Lespinasse avait habilement dissipé.